Il serait dommage de ne se fixer que sur le mur d’affiches des Guerrilla Girls à l’entrée du centre d’art Dominique Lang à Dudelange : Reinventing the « f » word – Feminism (1985-2012) reprend quelques-unes des œuvres-phares du collectif new-yorkais stigmatisant la discrimination et la violence faites aux femmes, surtout dans le monde de l’art. Critiques qu’on a régulièrement vues, à la biennale de Venise en 2005 ou dans l’exposition Elles au Centre Pompidou Paris en 2011. Alors certes, ce travail garde toute son actualité, les femmes sont toujours aussi sous-représentées dans le monde de l’art, ce qui fut une des raisons qui motivèrent Béatrice Josse, la désormais ancienne directrice du Frac Lorraine à Metz (elle est à présent directrice du Magasin de Grenoble), de n’acheter que des œuvres d’artistes femmes pour la collection messine durant les 24 ans de son mandat. Les deux expositions Vigies and Co., avec des œuvres de cette collection, qu’elle propose en collaboration avec Danielle Igniti dans les deux centres d’art de la Ville de Dudelange actuellement, constituent en quelque sorte un best of de ces acquisitions.
Mais Vigies and Co. prouve aussi que le féminisme n’est pas le seul combat des femmes, que pleurer sur leur triste sort de « minorité opprimée » n’est pas leur principale occupation. La meilleure preuve en est la vidéo présentée juste à côté des affiches des Guerrilla Girls, à l’entrée du centre d’art Dominique Lang et qu’on aurait tendance à ne regarder que furtivement puisque le visiteur n’a pas d’occasion de s’asseoir pour regarder la demie-heure de la vidéo. November est un film de 2004 de Hito Steyerl, réalisé pour Manifesta 5 à San Sebastián. L’artiste allemande d’origine japonaise est connue pour avoir représenté l’Allemagne lors de la dernière biennale d’art de Venise. Dans ce film, Hito Steyerl raconte les souvenirs de son amie Andrea Wolf, avec laquelle elle a grandi en Bavière et tourné ses premiers films en super8 et qui est morte peu avant au Kurdistan, où elle est allée combattre aux côtés du peuple kurde pour sa libération. Wolf a ainsi mis en pratique leurs discussions théoriques sur la révolution, sur le combat des femmes ou le droit des peuples à l’autodétermination. Dans une forme hybride mêlant fiction et documentaire, Hito Steyerl propose une réflexion complexe sur le statut de l’image, sur la posture révolutionnaire, sur le rôle de l’Allemagne dans l’oppression du peuple kurde ou encore sur le symbolisme de l’icône – un film qui n’est pas sans rappeler, de par son intelligence et sa complexité, le Dial History de Johan Grimonprez (1997).
Hito Steyerl prouve bien que le sexisme n’est qu’une forme de domination parmi d’autres, économiques, politiques et géostratégiques. Bien avant elle, dans les années 1970, Annette Messager et Esther Ferrer avaient déjà essayé d’échapper à cette domination primitive d’une société toujours très phallocrate. En collectionnant des proverbes sexistes par exemple : dans une des salles du centre d’art Nei Liicht, les textes joliment brodés en fil de couleur sur tissu blanc et proprement encadrés ne choquent qu’au deuxième regard : « Qu’y a-t-il de pire qu’une femme ? – Deux femmes » ou « L’homme pense, la femme dépense » (Messager, 1974). Dans Intime et personnel (1977), Esther Ferrer tente de se soustraire au regard masculin inquisiteur en essayant de définir son identité par un relevé méticuleux de ses mensurations – comme si l’identité pouvait être captée par des données métriques aussi froides.
Danielle Igniti et Béatrice Josse, deux féministes et militantes politiques averties, amies de longue date dans un travail de défrichage et de collaborations qui remonte à vingt ans, voient les artistes sélectionnées comme des vigies, des surveillantes guettant les menaces qui viennent de loin. Ainsi de la Chilienne Ingrid Wildi Merino et de son impressionnante documentation photographique Otra mirada a lo insignificante (1982), qui montre objectivement (et non sans humour), la parcours difficile d’une réfugiée en Suisse, les bâtiments qu’elle habite et les boulots sous-payés qu’elle enchaîne, sa lutte pour son intégration, avant de représenter la Suisse à la biennale de Venise de 2005 et d’intégrer l’université dans son pays d’accueil. Vue l’année dernière à Metz dans La voix du traducteur (voir d’Land 17/15), cette œuvre est une preuve majestueuse de ce que les réfugiés peuvent apporter à un pays, mais aussi un témoignage des humiliations sociales et souvent racistes vécues.
Parmi la quinzaine de positions, il y en a d’autres à souligner : celles qui essaient de mesurer et de cartographier le monde et de prouver par là les rapports de pouvoir, comme Katrin Ströbel, Marta Caradec, Angels Ribé ou Marcia Kure. Celles qui font l’expérience physique de la domination et de ses outils, comme l’insupportable Barbed hula (2000) de Sigalit Landau, où une femme fait du hula hoop, mais le cerceau est en fer barbelé. Ou celles qui font tout péter : Cornelia Parker et ses météorites, symboles d’une « menace extraterrestre », qui atterrissent sur des cartes du territoire étatsunien, ou Elodie Pong, dont la toute simple vidéo Untitled (Plan for Victory, 2006), montre l’absurdité de toutes ces postures guerrières face à des forces beaucoup plus grandes, comme celles de la nature.