Elles arrivent toutes apprêtées. À 17, 19 et 21 ans, Biljana, Filipa et Tatjana1 sont trois jeunes femmes bien dans leur peau, sûres d’elles. « Nous, on ne demande absolument rien à l’État luxembourgeois. Nous ne voulons même pas d’argent, parce que nous avons nos salaires, explique l’aînée. Nous, ce qu’on veut, c’est pouvoir rester ici et travailler. » L’histoire de la famille Lazarevic1 ressemble à celle de beaucoup d’autres familles kosovares : Il y a cinq ans, les parents estiment qu’il n’y a pas d’avenir pour leurs cinq enfants au Kosovo. Serbes dans une région dominée par les Albanais, ils vivent au quotidien des réminiscences de la guerre, des petites rancunes aux conflits ouverts. Mais c’est surtout la situation économique qui les fait prendre la route. « J’ai vécu là-bas jusqu’à mes seize ans, raconte Tatjana, et tous mes amis sont partis ailleurs. Ou alors, mes copines se sont mariées. Parce que dans notre village, on peut juste travailler dans le jardin et attendre son prince... »
Arrivés au Luxembourg en 2009, les enfants sont immédiatement scolarisés. Les filles passent par des classes d’accueil pour primo-arrivants, puis intègrent rapidement l’enseignement technique, avant, pour les deux aînées, de choisir de faire un apprentissage : toutes les deux s’orientent vers la coiffure. La cadette des filles passe directement en septième technique, les deux petits, des garçons, vont au fondamental ; le plus jeune n’a alors que sept ans. « Au début, c’était difficile, parce qu’on ne savait pas parler un mot de français, se souvient Tatjana. Mais après quatre mois, on parlait déjà un peu. Communiquer va très vite, même si on ne choisit pas toujours les bons termes. » La vie de la famille s’améliore au Luxembourg, ils reprennent espoir pour leur avenir. Durant trois ans, ils sont logés dans un foyer, puis dans une maison gérée par l’Olai (Office luxembourgeois pour l’accueil et l’intégration), les enfants continuent leur scolarité, les deux grandes trouvent un emploi, touchent un salaire.
C’est alors que les ennuis commencent, c’était en 2013 : leur demande de protection internationale est déboutée, ils reçoivent trois avis négatifs et, en janvier de cette année, un dernier rendez-vous au ministère de l’Immigration, où un fonctionnaire leur explique qu’ils n’ont plus le choix maintenant, que leur retour est obligatoire, mais qu’ils peuvent encore coopérer avec les autorités et opter pour un retour assisté. Ce qui leur épargnerait le traumatisme d’un retour forcé – réveil par la police et voyage menotté –, que les parents voudraient surtout éviter aux plus jeunes. « On nous a dit aussi que nous recevrions mille euros alors, mais qu’est-ce que nous ferions avec mille euros ? s’insurge Filipa. Là-bas, notre maison a été construite par mes grands-parents à l’époque. Mais depuis que nous l’avons quittée, il n’y a plus que les chiens qui vivent dedans. Si nous devions retourner, il faudrait construire une nouvelle maison. »
La communauté kosovare est, après les Serbes, la deuxième communauté parmi les demandeurs de protection internationale : entre 2006 et 2011, 660 des quelque 4 900 nouvelles demandes émanaient de citoyens du Kosovo. En 2013 encore, ils étaient 165 parmi les mille nouveaux arrivants, soit plus de quinze pour cent (chiffres : ministère des Affaires étrangères). Or, depuis les efforts de la communauté européenne de stabiliser le pays et de normaliser ses relations internationales, la tenue d’élections, la signature d’un accord de réadmission entre les pays du Benelux et le Kosovo (ratifié en décembre 2012) et l’ajout du Kosovo sur la liste des pays d’origine sûrs (en juin 2013), ce qui permet l’évacuation accélérée des nouvelles demandes comme non-fondées, il devient de plus en plus évident que le Luxembourg a entamé une large campagne de rapatriements, ou, disons, de découragements des demandeurs originaires du Kosovo. En 2013, lit-on dans le rapport annuel du ministère, c’est vers le Kosovo que le plus de retours assistés (avec l’aide de l’OIM, Organisation internationale pour les migrations) ont eu lieu : 78 ; auxquels s’ajoutaient 22 expulsions (par la force).
Ces dernières semaines, de plus en plus de jeunes, des familles entières sont appelés au ministère et soumis à des interrogatoires que beaucoup vivent comment intimidants et humiliants. Le message est clair : partez maintenant, de préférence sans faire de vagues.
C’est aussi ce qu’à vécu la famille Lazarevic : on leur a recommandé l’option du retour assisté. « Mais nos parents sont venus pour nous, pour notre avenir. Ils seraient même prêts à repartir sans nous, s’ils avaient une garantie que nous pouvions rester, » racontent les sœurs. Les enseignants et les services sociaux interviennent : le ministre a toujours promis que personne ne serait sorti de sa scolarité, pourquoi les filles ne pourraient-elles pas terminer leur apprentissage ? Les fonctionnaires veulent y réfléchir, leur laisser une chance. « Mais ce serait injuste aussi : pourquoi nos frères et notre sœur ne pourraient pas rester ici ? Le petit n’a jamais connu notre pays, il ne parle même pas bien la langue et ne sait pas l’écrire ! lance Filipa. Et puis, en quatorze ans que j’ai vécu là-bas, je n’ai jamais vu un seul salon de coiffure dans la région ! Il n’y a que des vieux qui sont restés, les gens n’ont pas d’argent et les femmes se coupent les cheveux entre elles. Mon diplôme n’y servirait strictement à rien. » La famille Lazarevic ne comprend pas ce qui lui arrive : « Pourquoi on nous dit de partir après cinq ans ? Alors que nous avons tout fait pour nous intégrer ? » Les jeunes femmes travaillent, ont des amis et même des petits copains ici, vivent de l’argent qu’elles gagnent et ne demandent rien d’autre que de pouvoir rester. « Les gens du ministère nous disent dans leurs lettres que c’est plus tranquille au Kosovo maintenant, que nous pouvons rentrer, dit Filipa. Mais on devrait les déraciner quelques années, eux, comme nous l’avons été et leur faire ressentir ce que nous ressentons. »