Comment aborder la ville d’Ettelbruck ? Peut-être en la comparant à sa rivale historique, Diekirch. Ville de notables, juges, militaires, bacheliers et professeurs contre ville de commerçants, marchands, paysans, infirmiers et malades. Ettelbruck est une ville ouverte, un point névralgique, l’endroit où se fixent rendez-vous ceux qui prennent les transports en commun (c’est-à-dire surtout les vieux, les jeunes et les pauvres) : sa gare est la deuxième du pays en termes de voyageurs et les lignes d’autobus affluent de tout l’Oesling. Bauerestad ; Patton-Town ? Les anciens identifiants catholique et atlantiste ont sauté. Quant à la Nordstad, elle reste une abstraction bureaucratique. Ettelbruck est devenu une surface de projection de tous les phantasmes : crime, déclin, folie.
Ainsi, lorsque la semaine dernière Cactus et Libo annoncèrent la fermeture de leurs filiales à Ettelbruck, ce fait divers provoqua l’attention et la descente des médias nationaux. Peu importe que les raisons de ces fermetures étaient plutôt prosaïques (Cactus s’est vu augmenter le bail et Libo cherche un nouvel emplacement moins grand), peu importe que les deux firmes promettaient de rouvrir au plus vite (ce qui, pour Cactus, devrait prendre au moins deux ans), l’information entrait dans une grille de lecture préfixée, celle de la décadence d’« Ettelbrooklyn » (le sobriquet est quelque peu daté, puisque Brooklyn est en plein processus de gentrification). « La pub négative, on l’a gratis », soupire le bourgmestre Jean-Paul Schaaf (CSV). Ettelbruck et Esch semblent se relayer dans les cycles médiatiques. La mécanique est toujours la même : fait divers extrapolé, shitstorm sur Facebook, éditos indignés.
Comment fabrique-t-on du lien social ? Ettelbruck organisait les marchés, où les paysans, parés de leurs meilleur costume, cravate et chapeau, se rencontraient mensuellement. Puis, à partir de 1954, « dans un élan de gratitude », les Remembrance Days annuels célébrant la puissance militaire américaine par une parade et des survols d’avions de chasse. En septembre 2014, la ville d’Ettelbruck inaugure en grande pompe la Heemechtshand conçue par l’artiste Aline Bouvy. Une main en bronze, peinte en noir et haute de trois mètres, qui se lève devant l’entrée de l’Administration des contributions directes. De loin, le visiteur pense apercevoir une foule de stigmates ou de lésions, comme si la main avait été percée, abimée. En se rapprochant, il se rend compte que les trous représentent autant de bouches ouvertes, dont, pour certaines, on distingue la denture et la langue. Dans le dernier numéro du journal communal De Reider, le collège échevinal explique que des empreintes ont été prélevées sur des centaines habitants d’Ettelbruck, et que ces bouches ouvertes symbolisent les 550 chanteurs qui, en 1864 à Ettelbruck, avaient entonné pour la première fois l’hymne national, « symbole pour notre pays, pour notre patrie, tout comme notre drapeau, notre langue maternelle et notre famille grand-ducale ». Toujours est-il que, sans cette contextualisation nationaliste, on dirait autant de cris sourds.
On commence par fredonner un air. Il faut quelques instants avant de prendre conscience que la mélodie qui joue dans la tête est en fait diffusée par 164 haut-parleurs Bose fixés sur les façades et couvrant le moindre recoin de la zone piétonnière. Joint par téléphone, le responsable de la programmation musicale explique avoir assemblé 21 heures de musique sur une clé USB. De l’« Allerwelts-Musik », qu’il agrémente de chansons de Noël en décembre. « Certaines choses nous ne les jouons pas, précise-t-il. Comme le rap, à cause des textes, ou le hard rock… Sauf peut-être Deep Purple ou les Scorpions. » Une coulisse sonore qui apparaît comme un essai de « moderniser » l’espace public en le rapprochant de l’asepsie des centres commerciaux.
À quelques pas de la Grand-Rue, le maire reçoit dans son bureau au premier étage d’un ancien presbytère. Le plafond est fait de dalles en bois sombre, les meubles sont lourds et anciens, les murs recouverts de papier peint rose. Fils du directeur de la Laiterie du Nord (Laduno) et bourgmestre depuis 2003, Jean-Paul Schaaf a longtemps travaillé comme assistant social avec des RMGistes de l’Oesling. Il aime raisonner avec les gens et, jusque dans l’opposition, on lui atteste une grande patience. « On dit que je ne suis pas assez décisif, concède-t-il. Mais je n’aime pas les conflits, c’est le travailleur social en moi. » L’ex-député Schaaf est une des victimes collatérales de la coalition Gambia. Au lieu de « naturellement » remplacer un député devenu ministre, Schaaf se retrouve à travailler une journée et demie par semaine à la Maison de l’Orientation.
Depuis toujours, Ettelbruck est une ville CSV. Le drame de Schaaf, c’est que les Ettelbruckois ont tendance à le comparer (désavantageusement) à un des prédécesseurs, le patriarcal Edouard Juncker, maire entre 1976 et 1998. L’ancien infirmier psychiatrique en charge des encéphalogrammes était un de ces matadors locaux, quasi-inconnus sur la scène nationale. Edouard était l’oncle de Jean-Claude. En 1982 – le ministre de l’Agriculture Camille Ney venait de démissionner pour raisons de santé –, beaucoup dans le parti pensaient que le temps d’Ed était venu. À la surprise générale, Jean Spautz, Jacques Santer et Pierre Werner (les deux premiers convainquant le troisième), réunis dans une suite d’hôtel à Paris, où se tenait le congrès du Parti populaire européen, choisirent le neveu âgé de 28 ans. L’oncle s’effaça, et se replia sur la politique communale, une arène où il excellait. Il batailla opiniâtrement pour « sa » commune, invitant les responsables ministériels à des dîners arrosés, choyant les notables locaux, faisant d’Ettelbruck une machine politique. Député, il avait une vision étroite (et de facto anticonstitutionnelle) de son rôle parlementaire, celle du lobbyiste local. Or Ettelbruck a réussi à garder et à attirer une masse critique d’infrastructures publiques, dont un centre hospitalier, quatre lycées, un conservatoire, un laboratoire des services techniques de l’agriculture, un centre de formation professionnelle continue, sans oublier la psychiatrie.
Un Ettelbruckois retraité se rappelle que les dimanches, lorsqu’il longeait les hauts murs de l’asile pour se rendre au terrain de foot, il entendait des cris indistincts et trouvait des lettres indéchiffrables. En 1976, Mario Hirsch avait décrit dans le Land « notre archipel du Goulag » : « Dans cet univers clos, les malades sont condamnés à ressasser leurs obsessions, leurs échecs. Isolés, désormais, rien ne les prépare à se réadapter à une vie normale. » Quarante ans plus tard, on croise dans la rue piétonne des passants quelque peu décalés ou extravagants : un vieil homme promenant un âne en peluche, une femme marchant lentement, le regard vide. Sur les terrasses des patients qui, accompagnés de leur thérapeute, dégustent des pâtisseries et s’exposent peu à peu aux petites angoisses et tensions de la vie quotidienne. Entre les patients du Centre hospitalier neuro-psychiatrique (CHNP) et la population d’Ettelbruck, un modus vivendi s’est établi, une compétence sociale qui s’est construite sur plusieurs décennies.
Malgré le traumatisme de l’assassinat du 2 mars commis par une personne psychotique résidant à Ettelbruck, le seuil de tolérance reste élevé. Ainsi, parmi les commerçants et passants rencontrés, aucun ne stigmatise les patients malades. Clara Breda gère depuis deux ans le kiosque MPK dans la rue piétonne. Les patients du CHNP – souvent de gros fumeurs – comptent parmi ses plus fidèles clients. « Au début, on nous avait prévenus qu’il y avait une clientèle ‘difficile’, mais on n’a pas fait le lien. Entretemps, on connaît les patients, on voit lorsqu’ils vont plus mal et on gère la situation. » D’autres ont pris l’habitude de papoter tous les jours pendant quelques instants avec l’un ou l’autre patient. Or, au niveau de la politique communale, la question d’une décentralisation est soulevée. Ainsi, le conseiller communal Abbes Jacoby (les Verts) revendique « un bilan critique de la décentralisation » Car, explique-t-il, « beaucoup de structures sont restées coincées dans la région ». Le problème est que peu d’autres villes sont demandeuses. Entre le Centre hospitalier du Nord, le CHNP et l’ASBL Liewen Dobaussen, les patients continuent donc à tourner « dans un cercle autour d’Ettelbruck », dit Jacoby, tout en soulignant l’importance de ce complexe psychiatrique pour l’économie régionale.
Comment les magasins d’une ville commerciale de taille moyenne (un autre exemple serait Dudelange) survivent-ils à la concurrence du commerce électronique et des grandes surfaces ? En bref, la réponse est : en ne payant pas de loyer. À Luxembourg, à part quelques rares vestiges branlants comme Zwick ou Krau-Hartmann, les boutiques traditionnelles et multimarques ont disparu. À Ettelbruck, leur nombre étonne : confection Lanners, chapellerie-chemiserie Jager, chaussures Herrmann, modes Hoffmann-Thill, quincaillerie Dumong, peinture Feltus... La séculaire maison Jacoby-Wanderscheid, vendant des assiettes, couteaux et autres ustensiles de cuisine, manque de successeurs, elle fermera d’ici quelques mois et reconstruira l’immeuble dans l’espoir de voir s’y installer une grande surface. Quant aux magasins nouvellement ouverts, ils paient quelque trente euros le mètre carré (donc beaucoup moins qu’en Ville) et leurs chances de survie se déterminent au gré des augmentations du loyer.
Des petits commerçants aux industriels Godchaux, en passant par les marchands de bétail, bouchers et bistrotiers, le développement économique d’Ettelbruck doit beaucoup à la population juive. Selon l’historien local Arthur Muller, les commerçants juifs étaient à l’avant-garde de la modernisation des magasins, « une force motrice de la ville commerciale d’Ettelbruck ». (Ils auraient ainsi été les premiers à monter de grandes vitrines de magasin.) Le fait que plusieurs Ettelbruckois de confession juive aient été élus conseillers municipaux (l’industriel Jules Godchaux en 1873 ; le bistrotier Emile Hertz en 1920), semble indiquer que la population juive était plutôt bien intégrée dans le tissu politique et social. Il reste toutefois une ambivalence : 105 Ettelbruckois juifs furent déportés (dont onze survécurent), or on ne trouve pas de traces de Juifs cachés par leurs voisins.
Dans la journée, Ettelbruck est une ville jeune. Les élèves de l’Akerbauschoul, de l’École Privée Sainte Anne (affectueusement appelée de Bunker), du Lycée Technique pour Professions de Santé et du Lycée Technique Ettelbruck remplissent les rues le temps d’une pause déjeuner. Font-ils du shopping à Ettelbruck ? « On va acheter des Red Bull au Cactus. Pour les vêtements on va à Mersch. Là-bas il y a un C&A et un H&M. Ici, rien ne nous attire sauf l’école », répondent trois adolescentes tirant sur une cigarette, avant de se lancer dans un débat passionné sur les mérites d’une chaîne de vêtements par rapport à une autre. Et Ettelbruck comme ville pour sortir ? « Il faudrait d’abord passer le permis d’armes », disent-elles dans un éclat de rire, tellement la question leur paraît saugrenue.
Un peu plus loin, une vieille femme, assise sur un banc, attend le bus. « Cela fait 61 ans que je viens faire mes courses à Ettelbruck, dit cette paysanne veuve (« des petits paysans », précise-t-elle). Or, elle préfère désormais acheter ses vêtements chez Adler, qu’elle juge moins cher. Puis elle se lance dans une histoire alambiquée sur comment elle a failli se faire voler son porte-monnaie dans un magasin à chaussures d’Ettelbruck. Plus loin une fonctionnaire quadra et sa mère se promènent en traînant une poussette de marché. Habituellement, expliquent-elles, elles feraient leurs courses ailleurs, au Topaze Shopping Center. La ville ne serait « plus comme avant », regrettent-elles, « les choses ont changé ». Il manquerait des magasins pour jeunes et de grandes surfaces. « En plus ils vont nous prendre notre Akerbauschoul ! » Bien que native d’Ettelbruck et vivant sur une des collines environnantes, la fille préfère désormais Diekirch : « C’est différent, il y a d’autres gens, plus courtois ». Puis elle avance : « Le soir, on voit d’autres figures à Ettelbruck. Mais si tu dis quelque chose, tu te sens directement comme un nazi. » La mère, au début hésitante (« Ah ça, c’est politique, je n’en parle pas »), ajoute : « Après cinq heures, on ne voit pas un Blanc. Les gens ici parlent d’Ettelbruck Congo Bongo. Nous, encore, on est polis. »
Depuis quinze ans, Atilio Semedo tient une petite épicerie cap-verdienne. La concurrence des grandes surfaces ne lui cause pas de soucis, « je vends des produits africains difficiles à trouver ailleurs », dit-il. Interrogé sur les relents xénophobes rencontrés chez certains « Stack-Ettelbrécker », il hausse les épaules : « C’est une phase ; ça se calmera de nouveau ». Trois jeunes Cap-Verdiens, dont la présence devant la galerie marchande épouvante tant certains passants, sont tout sourire. Ils disent aimer Ettelbruck (« une ville tip-top ») moins chère pour vivre, même si pour faire leurs courses, ils préfèrent « la Ville ou Auchan ». On trouve autant de personnes qui disent se sentir en sécurité que de personnes qui disent se sentir angoissées. Le quincailler Jean Terrens y voit un problème générationnel : « La jeunesse s’entend avec tout le monde. Ce sont les personnes plus âgées, habituées à ne voir que des autochtones, qui font de la présence d’étrangers un problème imaginaire. Pour les commerçants, c’est une clientèle comme une autre ». « Tous les jours, mais vraiment tous les jours, je traverse Ettelbruck, jamais il ne m’est arrivé quelque chose », dit Jean Jacoby, propriétaire de Jacoby-Wanderscheid. « Mais tu te promènes avec le chien », l’interrompt sa femme. « Oui, mais ce n’est qu’un labrador ! » « Il faut arrêter, nos jeunes ne sont pas pires que ceux d’Esch ou de la Ville », dit le boucher Gérard Wirth. Et même ceux qui se disent inquiets avouent que des faits divers sortent amplifiés et déformés du bouche-à-oreille ou des réseaux sociaux.
Jean-Paul Schaaf est pris entre deux feux. « Ce n’est pas la violence qui pose problème, dit-il, mais des friem Situatiounen qui dépassent certaines personnes. » La Police offrira des « cours d’assertivité » pour enseigner « les bons réflexes en cas d’agression verbale ou physique ». Après le meurtre, le collège communal vota à l’unanimité une motion pour « remédier au sentiment d’insécurité que nous vivons en ce moment » tout en pointant que la voie choisie était celle de la prévention et non celle de la répression. Parmi les mesures concrètes : éclairage public, la taille régulière des arbustes et un « Code de bonne conduite » pour la gastronomie.
Pour lutter contre la mauvaise réputation de sa ville, Schaaf mise sur le marketing. La commune a embauché une attachée en relations publiques et produira des spots télé « à budget relativement élevé ». Sur recommandation de la Confédération luxembourgeoise du commerce (CLC), le maire vient de commanditer un concept de « marketing de ville » auprès de Cima, une firme de consultance allemande qui a également conseillé la Ville de Luxembourg et la région Esch-Belval-Sanem. Dans son offre, Cima isole d’ores et déjà ce qu’elle considère comme « points de faiblesse ». Elle évoque ainsi une « Mindestnutzung im Standortbereich des eigentlich atmosphärischen Platzes ,Place de l’Église’ (Imbissgastronomie statt Genussqualität, Discountangebote statt Marken) ». Sur les six mois à venir, les experts allemands chercheront « das Charakteristische, das Individuelle von Ettelbrück » ; pour définir une « Markenpersönlichkeit ». Du nation-branding en miniature. Pour Schaaf, aussi bien la commune que les commerçants auront à accepter « l’image que leur renverra le miroir de l’étude. Même s’ils n’aimeront pas entendre le diagnostic, je n’accepterai pas qu’on cherche les responsabilités ailleurs. » Et d’ajouter : « N’oublions pas que c’est la commune qui a dépensé 19 800 euros pour cette étude, et qu’elle les a dépensés au profit des commerçants. »
Jean Terrens a ses doutes : « Cette étude nous apprendra ce qui manque, or elle ne nous aidera pas à compléter les lacunes ». Chemise blanche élégante, lunettes à bordure noire, Terrens a été pendant 25 ans président de l’Union des Commerçants et Artisans d’Ettelbruck. « Mir hunn d’gréng Wisen zéng Joer laang roueg gehal », affirme-il en se référant à la bataille des commerçants contre Cactus Ingeldorf (qui a fini par ouvrir en 1998). « Mais, aujourd’hui, les règles sont devenues plus libérales », ajoute-t-il. Terrens nous reçoit dans un salon au premier étage de sa quincaillerie où s’entassent vis, tronçonneuses, clés à écrous et perceuses. Le commerçant ne croit pas à la rentabilité des ouvertures dominicales : « Une ville commerciale ouverte sept jours sur sept, cela ne fonctionne pas. » Si tous les magasins ont le droit d’ouvrir les dimanches, presqu’aucun n’en fait usage. Pour les petits commerçants, ouvrir le dimanche est moyennement attractif, car ils devront soit embaucher un nouveau vendeur, soit tenir eux-mêmes la boutique, dimanche après dimanche. Äddi a Merci – Bonjour le burn-out. En plus, pour que l’ouverture dominicale devienne un facteur d’attraction, il faut que tous, ou presque, suivent le mouvement. Sinon le client du dimanche se retrouvera dans une ville fantôme. En fin de compte, un compromis a été trouvé entre les quelque 120 commerçants : ils n’ouvrent que huit dimanches par an, à des dates calquées sur des événements culturels ou sportifs.
Ettelbruck doit sa prééminence comme ville agro-commerciale à sa dévastation. Le 18 juillet 1778, un incendie transforme la ville en une colline de cendres : 480 maisons (coiffées de chaume) brûlent, seuls les sept logis autour du presbytère sont épargnés. En 1903, Nikolaus Schröder reconstituait la scène dans la Hémecht : « Das Bild, welches die Trümmerstätte bot, war grauenvoll. In dem Chaos des weiten Brandfeldes lagen einige tote Rinder, Schweine und Hühner. Am Abend lagerten sich die Leute sonder Speis und Trank (…) unter Bäumen und hinter Sträuchern. Acht Tage lang ging der Rauch von der Trümmerstadt auf. » Pour se reconstruire une existence économique, les villageois d’Ettelbruck soumirent une « humble supplication et requête » à l’impératrice Marie-Therèse d’Autriche demandant l’autorisation d’organiser des foires franches à un rythme mensuel. Elle donna formellement son accord en juin 1780. Ettelbruck venait de s’improviser un nouveau destin.
À entendre les commerçants, ce qui manquerait à la ville serait une « locomotive », un grand magasin attirant les clients du Nord. Au beau milieu de la ville, sur la Maartplaz se dresse un immeuble en béton gris délavé, irradiant autant de charme que le sarcophage de Tchernobyl. C’est le vestige d’un des bastions de l’empire Monopol : trois étages, 9 000 mètres carrés, l’ancien aimant de la ville. Lorsque, en 2006, Monopol sombre, apparaît Breevast, un promoteur immobilier néerlandais qui rachète les neuf objets immobiliers et fait ainsi de grand pied son entrée sur le marché luxembourgeois. Breevast redéveloppera quatre anciens magasins, mais pour cinq autres (Wiltz, Ettelbruck, Gasperich, Esch et Differdange) les négociations s’enlisent. En 2012 tout est à l’arrêt ; en crise, la banque néerlandaise de Breevast est nationalisée et suspend sa ligne de crédit pour toutes les activités internationales. Breevast préfèrerait vendre les cinq bâtiments à un seul repreneur (qui devra donc faire preuve de beaucoup d’appétit). Le sort de Monopol 8 (selon la numérisation choisie par le promoteur) reste donc en suspens. Mais Jean-Paul Schaaf dit avoir eu des assurances que le bâtiment sera vendu « d’ici juillet ou août ».
Sur le sujet de la concurrence entre centres commerciaux et centres-villes, Thierry Nothum, le directeur de la CLC, est intarissable. Il évoque la « recherche d’une expérience », la « commercialisation d’une ambiance, d’un sentiment, d’émotions ». Si la crise des centres-villes a commencé bien avant, la pression pour réagir serait plus récente : « Toute tendance a besoin d’un certain temps avant de devenir assez lourde pour qu’on la ressente, pour qu’on la voie ». Nothum est convaincu que « beaucoup de clients ont des problèmes réels avec les Heescherten, par exemple dans la rue Philippe II ; d’Läit gin net domader eens ». Même si, personnellement, cette réaction lui paraîtrait « démesurée », Nothum pense que, dans le commerce, les facteurs psychologiques joueraient « un rôle beaucoup plus important qu’on ne le pense ». Structurellement, le spectre d’action d’un centre commercial est plus large que celui d’une ville. Non seulement peut-il choisir les magasins selon des critères de complémentarité de l’offre, il a également le pouvoir de « jeter dehors les mendiants, car il s’agit d’un espace privé ».
Sous cet angle, la désertification des centres-villes et le retranchement dans des lieux privatisés et surveillés peuvent donc être considérés comme expressions d’une rupture des liens sociaux, d’une désolidarisation. Ce qui reste, ce sont des éléments atomisés.