Il est le roi des bistrots et, pourtant, il reste un inconnu. Au fil des décennies, café après café, le fonctionnaire de la Gesondheetskeess s’est constitué un mini-empire. Depuis les années 1980, les registres des hypothèques font état d’une cinquantaine d’actes d’acquisitions d’objets immobiliers au centre, d’une quarantaine au sud et d’une douzaine au nord du pays. Et encore, c’est sans compter les objets immobiliers reçus en héritage. Entretemps parti à la préretraite, Patrick Majeres est propriétaire de plusieurs dizaines de cafés, voire, selon certaines estimations, d’une centaine. (Contacté par le Land, il n’a pas souhaité s’exprimer).
C’étaient les parents de Patrick Majeres qui y avaient pensé les premiers : racheter des maisons, les sous-louer aux brasseries et rembourser, grâce à cette manne régulière et sûre, les crédits bancaires. Plus leur parc immobilier grossissait, plus les Majeres étaient choyés par les grandes brasseries. Jouant sur les deux bords, Patrick Majeres profita de la guéguerre que se livraient Diekirch et Bofferding, qui, à travers lui, cherchaient à conquérir de nouveaux territoires où écouler leurs hectolitres de bière. À l’inverse, sans les brasseries qui, au quotidien, font le lien avec la multitude de cafetiers sous-locataires, la mosaïque éclatée aurait été impossible à gérer pour une seule personne.
Le marché des bistrots est construit en pyramide : les propriétaires des maisons louent aux brasseries, qui sous-louent aux bistrotiers, qui sous-sous-louent des chambres aux travailleurs, souvent immigrés. Et, au passage, (presque) chacun engrange sa marge. Pointer du doigt les méchants « marchands de sommeil », c’est perdre de vue qu’il s’agit d’un système dans lequel chaque acteur se positionne dans un rapport de force qui le dépasse. Les cafetiers se sont improvisés agents immobiliers, transmettant la pression venue d’en haut au prochain et plus faible maillon, une réaction en chaîne. La sous-location de chambres était souvent la seule stratégie de survie, les maigres recettes du café constituant au mieux un petit surplus, un pourboire. Or, depuis que leurs pratiques ont fait la Une des journaux en 2010, les cafetiers sont surveillés de près par les autorités communales. Au même moment, des milliers de personnes fuyant la misère de la périphérie européenne continuent d’affluer au Luxembourg et la demande de ces exclus du marché du logement aura rarement été aussi forte.
En haut de la pyramide, entre les brasseries et les propriétaires, un autre jeu se déroulait : dès qu’une brasserie eut vent qu’un contrat liant un propriétaire à une brasserie concurrente venait à échéance, elle essayait de sauter dans la brèche. En 1985, Bofferding, Mousel, Clausen, Diekirch, Battin et Simon avaient signé un pacte de non-agression pour tenter – avec plus ou moins de succès – d’empêcher le démarchage entre eux (prévoyant même une compensation pour chaque client enlevé) et de bloquer en amont l’entrée de concurrents internationaux sur leur pré carré. Cette entente éclata avec l’arrivée de la multinationale belge Interbrew. En 2000, l’actionnaire principal de Diekirch et de Mousel transmit le document incriminant au commissaire de la Concurrence et plaida la clémence. Ce furent les concurrentes qui durent payer l’amende d’un demi-million d’euros pour constitution d’un cartel. Aujourd’hui, après plusieurs fusions, le marché se divise grosso modo entre la Brasserie nationale (Bofferding et Battin) et la Brasserie de Luxembourg (Diekirch et Mousel). Cette concurrence produit des situations cocasses. Ainsi la Dikkricher Stuff, en plein cœur de la Nordstad, à quelques pas de la brasserie Diekirch, vient-elle de passer dans le giron de la Brasserie nationale. Bientôt on y servira de la Bofferding et de la Battin, une incursion qui n’a pas manqué de provoquer d’enflammées discussions de comptoir.
Depuis la hausse de la TVA sur les boissons (de trois à 17 pour cent) en début d’année, les brasseries, l’Horesca et les Domaines Vinsmoselle agitent le spectre d’une chute libre du chiffre d’affaires dans les bistrots. Celle-ci pourrait se situer entrer six et dix pour cent, disent-ils, et suivrait coup sur coup le recul de huit pour cent des ventes de bière encaissé en 2014. Ce climat morose rend les brasseries de moins en moins enthousiastes à l’idée de faire des investissements.
En fait, les brasseries paient aujourd’hui le prix de leurs rêves de grandeur. Tant que duraient les années de vaches grasses, leur stratégie expansionniste était gagnante ; mais pour les temps difficiles qui s’annoncent, le nombre élevé de baux se transforme en boulet. Alors que les brasseries commencent à avoir du mal à trouver des cafetiers à qui sous-louer, leurs contrats avec les propriétaires continuent de courir. Et en absence d’un sous-locataire, c’est la brasserie qui, mois après mois, paie les loyers pour des cafés vides. En pleine contraction, le marché cherche un nouvel équilibre. En attendant qu’il soit trouvé, les brasseries sont prises au piège.
Ce déphasage trouve son origine dans les scissions entre les brasseries et leurs parcs immobiliers. La brasserie Bofferding scinda ses actifs en deux : à Georges Lentz la brasserie et à Thierry Glaesener le parc immobilier. À part quelques cafés (dont le gros a entretemps été vendu), celui-ci comprenait l’ancienne brasserie Funck-Bricher, sur la rive gauche du Grund, qui héberge aujourd’hui le club privé Cercle Munster (d’Land du 14 mars 2014). Après la fermeture de la prison en 1984 et l’ouverture de l’ascenseur et du parking souterrain sur le plateau Saint Esprit en 1985 (« une bénédiction du ciel », selon Georges Lentz), l’assainissement du quartier fit grimper les prix et une partie de la population fut forcée de partir.
Vers la fin des années 90, la multinationale belge Interbrew (devenue entretemps AB Inbev) décida d’ériger au Luxembourg une ligne Maginot pour stopper l’avancée de sa concurrente allemande Bitburger. Si Interbrew racheta les brasseries Mousel et Diekirch, elle ne voulait pas s’encombrer d’objets immobiliers, ayant besoin de liquidités pour financer son expansion chinoise. Comme la plupart des multinationales, Interbrew misa sur le marketing, sous-traitant le reste. Elle euthanasia la glorieuse figure de proue Mousel, une marque de « vieux », et poussa Diekirch, plus tendance, et qui avait été majoritairement une bière d’exportation. Les jeunes directeurs envoyés au Luxembourg par la centrale de Leuven restent rarement plus de deux ans, le temps de se faire les dents, avant de continuer leur carrière au sein du groupe qui, aujourd’hui, est le plus grand brasseur du monde. (Parmi les marques d’AB Inbev on retrouve Budweiser, Corona, Stella Artois, Beck’s et Leffe.)
AB Inbev fera bientôt brasser la Diekirch en sous-traitance, par un contract brewing agreement qu’il passera avec le fonds de capital à risque Saphir Capital. En 2010, celui-ci avait racheté les terrains dans l’idée d’y construire, à côté d’une nouvelle brasserie, un ensemble résidentiel et commercial intitulé Dräieck Dikrech. John Penning, le managing director de Saphir, dit avoir passé plusieurs semaines en négociations pour convaincre les dirigeants d’AB Inbev à Leuven de maintenir la production au Grand-Duché. Le site actuel serait trop grand, trop éparpillé et trop peu efficient, explique Penning. Or, pas un mot sur le montant de l’investissement ou sur les capacités de production de la nouvelle fabrique, clauses de confidentialité obligent. La bière sera brassée au Luxembourg, l’embouteillage, très demandeur en place, se fera ailleurs, en Belgique. Dans le milieu brassicole, on voit d’un mauvais œil cette délocalisation partielle ; et si c’était le début de la fin longtemps annoncée du site de Diekirch ? Les autorités communales ont pris leurs assurances, « d’abord la nouvelle brasserie, puis nous donnerons les autorisations pour le reste du site », prévient le député-maire de Diekirch Claude Haagen (LSAP). « Mir sinn zwar einfach zu Diekirch, awer sou einfach och rëm net ! », dit-il et rigole longuement.
En 2002, la scission : À Interbrew les marques, à la famille Libens-Reiffers le parc immobilier. Une véritable pépite : le portefeuille comprend, outre quelque 180 cafés, l’ancien site de production de Mousel à Clausen et celui de Henri Funck à Neudorf (qui a été vendu en 2011 au groupe belge Atenor). La multitude de cafés était l’héritage de l’ancienne brasserie Henri Funck, qui avait un moment dominé le petit monde brassicole autochtone, avant d’être englouti par Mousel, qui fusionnera à son tour avec Diekirch, avant que le tout ne soit avalé par Interbrew. En 2001, les héritiers de la dynastie Mousel-Funck avaient constitué la société M Immobilier, qui sera le nucleus pour ce qui deviendra le parc d’attractions nommé Rives de Clausen.
Les 180 cafés appartenant à M Immobilier sont facilement identifiables à leurs façades peintes en couleur rose saumâtre et à leurs bordures de fenêtre couleur de sable. Cette politique esthétique fut définie il y a dix ans, pour « donner une image de qualité à notre patrimoine », selon Serge Libens, le directeur général de M Immobilier. Dans ces cafés roses, on sert de la Diekirch. M immobilier a loué « en bloc » à la Brasserie de Luxembourg. « On loue et on n’en veut plus entendre parler pendant neuf ans, dit Libens. On veut être tranquilles. » Du moins jusqu’en 2019, lorsque le contrat avec Diekirch arrivera à échéance. (« Rien ne s’oppose à ce qu’il soit renouvelé », dit Serge Libens.) En attendant, Bofferding scrute le moindre signe de défaillance (comme le passage de la brasserie Mansfeld dans le giron Bofferding), et nourrit l’espoir de voir un jour tomber le parc immobilier sous son enseigne.
Le partage entre la multinationale de la bière AB Inbev et les héritiers de M Immobilier démontre que, même au temps de la globalisation, les élites nationales continuent à tirer leur épingle du jeu en monnayant leur capital d’enracinement, que ce soit par la voie de la politique ou par celle de l’immobilier. Or, AB Inbev s’était bien gardé de se retrouver un jour à la merci des Libens-Reiffers. Loin d’être naïve, la multinationale avait veillé à s’assurer la clé qui assure la domination sur les cafetiers : les précieuses concessions.
Les concessions fournissent le sous-bassement d’un complexe de défense économique nationale. Elles limitent le nombre de cafés par un système de numerus clausus régional (un bar par 500 habitants). Conçue au début du vingtième siècle dans un esprit hygiéniste de lutte contre l’alcoolisme, la loi a fini par créer un nouveau marché. Car les 3 000 licences sont des produits qui s’échangent librement et dont le prix est déterminé par le jeu de l’offre et de la demande. Alors que certaines « licences volantes » sont transposables dans le rayon d’une commune, les « privilèges de cabaretage » sont attachés à une maison. Le problème n’est pas que, summa summarum, les concessions manqueraient. Après tout, le nombre de cafés s’est réduit comme peau de chagrin : dans les années 1950, le Luxembourg en comptait 2 500, il en restait 1 600 en 1985 et 1 100 aujourd’hui. Ce rétrécissement a libéré des concessions, or celles-ci se créent aux mauvais endroits. Car pour un Bopebistro dans l’Éislek la demande est autre que pour un lounge au Centre-ville et alors qu’une concession pour le premier vous coûtera quelque 2 000 euros, pour la seconde, le prix pourra facilement atteindre les 50 000 euros.
Sur les dernières décennies, les brasseries se sont assuré concession après concession ; soit de manière directe (Bofferding en détient 446, Diekirch 615 ; prises ensemble cela fait un tiers du total), soit de manière indirecte par les contrats qui les lient aux propriétaires. Quant aux cafetiers dotés de leur propre licence et directement locataires – et qui disposent ainsi d’une base qui leur permet d’entrer en négociation avec plusieurs brasseries –, ils sont devenus une espèce en voie d’extinction. Le poids des brasseries dans l’immobilier écrase les velléités d’indépendance.
Même la directive européenne Services (dite Bolke-stein), qui avait pourtant fait sauter le moratoire sur les grandes surfaces mis en place pour protéger le champion national Cactus, finit par buter sur le puissant lobby de la bière. En passant en revue les législations susceptibles d’enfreindre la directive Bolkestein, le ministre des Finances Luc Frieden (CSV) pensa un moment libéraliser le régime séculaire des concessions. Fini le numerus clausus, 15 000 euros allaient donner à tous accès à une licence.
Mais le projet de loi 6184 disparut rapidement dans les tiroirs ministériels. Face à une alliance nationale des portes-paroles des cafetiers de l’Horesca et des grandes brasseries, qui dénonça un bradage et une dévalorisation des concessions en-dessous du prix de marché, la Chambre de commerce pondit un avis embarrassé. Certes, elle aurait « toujours défendu un marché ouvert et de libre concurrence, écrivait-elle. Or, au-delà des questions de principe, il en va ici de la défense directe des intérêts de ses membres, qui sortiront fortement fragilisés de cette réforme. » L’ancien directeur de la Chambre de commerce et actuel ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) promet aujourd’hui de faire revivre le projet de loi, même si, comme l’explique le responsable presse du ministère, « aucune timeline n’a encore été fixée ». Or quel ministre voudra se voir reprocher de mettre en péril les brasseries bien de chez nous ? En 2010, la menace d’une délocalisation de Diekirch avait ému bien plus que les fermetures des sites de production sidérurgique. Au Luxembourg, on ne badine pas avec la bière.
Les compositions des conseils d’administration de M Immobilier et de la Brasserie nationale donnent une idée du haut degré d’interconnexion de la bourgeoisie luxembourgeoise. Chez les premiers, on retrouve ainsi Lucien Emringer et Edmond Muller, le patron des Moulins de Kleinbettingen, liés à Panelux et à Fischer (d’Land du 17 janvier 2014). Dans le CA de Bofferding siègent le patron d’une fabrique de crémant (Hubert Clasen), un ex-ministre CSV (Jean-Louis Schiltz), un bourgmestre vétéran du DP (Paul Helminger) et un ancien manager industriel (Michel Wurth).
« Monopolistes » et « magouilleurs » : chez la demi-douzaine de bistrotiers interviewés, les brasseries ne sont pas en odeur de sainteté. Car signer un contrat avec une brasserie équivaut à accepter de se soumettre à de nombreuses contraintes, comme celle de vendre exclusivement une gamme de bières et d’en vendre un minimum préfixé. Le propriétaire perçoit un loyer garanti par la brasserie, les brasseries s’assurent un volume de production auprès des cafetiers. Ces-derniers se rêvent en entrepreneurs, et se sentent traités en franchisés. Or, à écouter le directeur de l’Horesca François Koepp, une ouverture du marché conduirait inexorablement à la fin de la bière made in Luxembourg. Des délicates brasseries nationales, les mastodontes internationaux n’en feraient qu’une bouchée, entend-on de toutes parts dans le milieu de la bière. Koepp craint qu’une réforme des concessions n’entraîne « une libéralisation sauvage à l’américaine », une ouverture des vannes qui provoquerait une multitude de faillites. Pire elle romprait l’entre-soi et la politique des chemins courts : « Discuter avec Bitburger, ce ne sera pas plus simple ; aujourd’hui au moins, nous réussissons encore à trouver des solutions aux problèmes. »
Impossible pour Georges Lentz de se réclamer du protectionnisme, au moment même où sa brasserie se lance à l’assaut des marchés français (jusqu’à Reims et Arras) et wallon. Tout simplement, Lentz dit ne pas voir pourquoi changer un modus operandi qui fonctionne. Pour lui, le marché luxembourgeois est déjà ouvert : « Chaque année, 200 à 300 cafés se libèrent. Celui qui fait la meilleure offre, qui investira le plus, remportera le contrat. Celui par contre qui n’investit pas dans le marché, en sera éjecté. Le reste, ce sont des excuses. »
Pour entendre un autre son de cloche, il faut s’adresser à la brasserie Simon de Wiltz. Pour sa directrice Betty Fontaine, dégotter des cafés libres – et donc disposés à servir sa bière – a été un long et pénible combat : « Dans la ville de Luxembourg, cela nous a pris six ans pour trouver quatre cafés ». La brasserie de niche du nord a tout à gagner d’une libéralisation du système des concessions, puisqu’elle n’en compte, pour l’instant, pas beaucoup : « On aurait au moins une chance d’entrer sur le marché. Et s’il s’avérait que nous ne sommes pas compétitifs, alors tant pis... » Et le marché reconnaîtra les siens.