Vers 1816, alors que l’Europe sort de la tempête napoléonienne, Joachim Tedesco (dont le petit-fils, Victor, juriste et ami de Karl Marx, sera l’auteur d’un Catéchisme du prolétaire) ouvre le premier « Café italien » à Luxembourg, rue Chimay. Fin 2014, la multinationale américaine du café « à l’italienne » Starbucks devrait lancer ses premières filiales au Luxembourg. La rumeur court depuis dix ans, mais cette fois-ci, même si rien n’est encore officiel, les choses seraient plus concrètes, dit-on dans le milieu des baristas et torréfacteurs. (Dans un laconique courriel, la direction de Starbucks écrit : « At the moment no plans have been announced for Starbucks to open in Luxembourg ».)
Lorsque, l’année dernière, la fanpage Luxembourg sur Facebook, qui totalise plus de 50 000 likes, posait la question « What is missing in Luxembourg ? », la première réponse fut « Starbucks », loin devant « sun » et « sea ». La carte mondiale du groupe, qui porte sur son logo une mélusine à double queue de poisson sur fond vert, répertorie 23 187 filiales. Toute l’Europe apparaît en vert, à l’exception des Balkans, de l’Italie et du Luxembourg. Les droits pour le développement de la marque Starbucks au Grand-Duché appartiennent à Autogrill, le leader mondial des snacks pour voyageurs stressés. Autogrill essaime le long des autoroutes, dans les aéroports et près des gares où le groupe gère des marques comme Quick, Pizza Hut Express, Best Western et Delhaize Shop ‘n go. Pour Starbucks, le partenariat avec Autogrill suit une certaine logique commerciale, car pour que ses magasins soient rentables, il faut qu’ils soient positionnés sur des lieux brassant une masse de touristes et d’employés auxquels pourra être vendu un maximum d’espressos, frappucinos et americanos, de préférence to go.
« Dès que le premier expresso sera vendu, nous nous mettrons à la recherche d’un deuxième emplacement. Nous irons droit avant », dit David Fiegen, ancien coureur de demi-fond. Après deux ans de négociations, il vient d’acquérir, ensemble avec quelques amis investisseurs, une franchise de Caffè Pasucci Shop. Dans la compétition mondiale, la multinationale italienne compte comme poids plume, même si elle gère environ 400 filiales. D’ici la rentrée, Fiegen ouvrira une première filliale dans un des deux pavillons loués par la commune d’Esch sur la Place Brill fraîchement réaménagée. (Le second pavillon sur la Place Brill hébergera un sushi shop.) L’intérieur sera « vintage et Pasucci livrera ses machines à café, ses tasses, son barista-maison (du moins pour les dix premiers jours) et, bien sûr, ses graines de café. Des droits de franchise, Fiegen « ne peut ni ne veut » parler, mais, ajoute-t-il, ils ne seraient « pas négligeables ».
En serré, en allongé ou au lait, il faut 7,5 grammes de café pour préparer une tasse. Une quantité négligeable qui peut faire paraître les marges comme grotesques. Or, en réalité, pour porter les droits de franchise, les salaires et le leasing, il faudra servir des tonnes de tasses. Sans oublier le loyer. Il fallut toute une année à Fiegen pour trouver un local. S’exposer aux loyers de la ville du Luxembourg aurait été trop risqué pour de jeunes investisseurs, dit Fiegen, qui promet vouloir s’adapter à la réalité sociologique d’Esch : « Nous sommes autonomes pour fixer nous-mêmes les prix de vente. Et avec la clientèle à Esch, nous ne pourrons demander deux euros cinquante pour un espresso. » Reste que la mue espérée en ville universitaire avec quelque 7 000 étudiants annoncés pour la rentrée 2015 fait partie intégrante du business plan de Pascucci : « Je mentirais si je prétendais que l’université ne joue pas un rôle, dit Fiegen, pour qui, dans quelques années, Esch sera une autre ville. « Une ville plus jeune, et je dirais aussi une ville plus hip ». Mais, ajoute-t-il, « nous ne voulons pas qu’il n’y ait que des hipsters dans notre café ».
En attendant l’arrivée des chaînes internationales, le marché des afficionados de la caféine commence lentement à prendre forme. Le micro-torréfacteur Knopes vient d’ouvrir un nouveau magasin sur la route d’Esch et y installera sa production dans les prochaines semaines. Il y a un mois, la Maison Santos, reprise par Café Juca, a rouvert ses portes dans la Grand Rue. À Esch, un jeune barista s’est endetté pour ouvrir un café et y installer une onéreuse machine de torréfaction. Comme si, en accéléré, mais avec dix ans de retard, le Luxembourg, venait à son tour de tomber victime de la mode du café traité comme l’œnologie. Après les bars des immigrés italiens et portugais, l’invasion Illy, les éphémères pads Senseo et les capsules Nespresso, voici venu le temps des micro-ateliers de torréfaction.
Les jeunes baristas ressemblent par moments à des autistes de la caféine. Il expliquent les conditions météorologiques idéales à l’extraction du café, font des exposés alambiqués sur les arômes (« Cet arrière-goût de fruits rouges et de miel »), et s’exercent au latte art, qui consiste à dessiner des figures dans la mousse de lait de capuccinos. Ils se sentent emplis d’une mission de rééducation qui prône le retour au « vrai café », cent pour cent Arabica, moins torréfié et moins amer. « Pour faire comprendre aux buveurs de café que, jusqu’ici, ils ont bu du mauvais café. » Quant au prix, comptez une trentaine d’euros le kilo, autant que Illy, mais le triple d’un café moyen de supermarché.
Le mouvement barista est souvent associé à la tribu mondiale des hipsters, même si, à vrai dire, personne ne semble pouvoir définir au juste ce que c’est qu’un hipster. En règle générale, ce terme (péjoratif) désigne les jeunes « créatifs » urbains et précarisés pour qui la consommation – de préférence vintage, bio et « authentique » – est à la fois un signe de distinction sociale et un marqueur de leur supériorité morale. Or, cruel destin, à force de vouloir se distinguer, ils finissent par se ressembler encore plus. Au point où on reconnaît un hipster à sa hantise d’être pris pour un hipster. Pour caricaturer : les hipsters habitent les quartiers populaires « authentiques », mais cherchent l’entre-soi, roulent en vélo fixie, possèdent l’intégrale Kurosawa et quelques vinyles de Kraftwerk et évoquent souvent Berlin. « Tout le monde a un côté hipster en soi », résume François Knopes, 27 ans, qui gère avec son frère aîné Fabien, la torréfaction et les magasins du Café Knopes, fournisseur de deux repaires soupçonnés de hipstérisme : le Café Konrad et la Bouneweger Stuff. Fabien intercède : « Nous sommes plus des geeks que des hipsters ».
Pour les deux frères, tout est allé très vite, trop vite. L’an dernier, leur père meurt ; c’est le choc. Fabien Knopes doit reprendre du jour au lendemain la gestion quotidienne de la firme familiale et se frayer un chemin à travers les paperasses comptables et administratives. Son frère cadet décide alors de revenir de Londres et entre les deux une sorte de division du travail s’établit : à l’aîné, le côté business et le discours commercial rodé, au cadet, décrit par ses compères torréfacteurs comme « rêveur », « puriste » et « fanatique », l’expérimentation avec les graines de café. Leurs conclusions peuvent surprendre : éternel retour du même, les frères Knopes prônent ainsi la revalorisation du café filtre qu’ils estiment « plus facile à préparer chez soi qu’un bon espresso ». D’autres appareillages, comme la cafetière à dépression exposée au magasin, semblent tout droit sortis d’un laboratoire clandestin de methamphétamine.
Fondé en 1936 dans la ville ouvrière d’Athus par l’arrière grand-père de Fabien et de François, Café Knopes a ouvert en 2001, son premier magasin au Luxembourg, dans le passage de la Bourse. Rapidement, il devient clair que la minuscule boutique produit de grands bénéfices. « Il n’y a jamais eu de régression de notre chiffre d’affaires », dit Fabien Knopes. En 2013, la famille ferme la boutique Knopes dans le Cora de Messancy, qu’elle estime peu adaptée à son offre haut de gamme. Au printemps 2014, Knopes ouvre un second magasin dans un hangar de Hollerich, un « centre de connaissance et de savoir-faire », dont la surface sera partagée avec une boutique bio. Dans quelques semaines, la machine à torréfaction, par laquelle passent annuellement 36 tonnes de grains de cafés, commencera à y tourner.
En l’espace d’une année, la production et la vente ont été intégralement délocalisées de la sinistrée région d’Athus et de Messancy vers l’autre côté de la frontière (le magasin Knopes à Arlon, géré par l’oncle de Fabien et de François, restera la dernière implantation du torréfacteur en Belgique), là où se trouvent le pouvoir d’achat et une large communauté d’expats anglophones. Celle-ci a grandi avec Starbucks, qui, selon Fabien Knopes, « a rajeuni l’image du café ». Mais à l’inverse de Starbucks, qui sature les villes de leurs filiales dévorant toute concurrence, avant de finir par se cannibaliser entre elles – une statégie d’expansion connue sous le terme de « clustering » –, Fabien Knopes dit ne pas rechercher « le plus grand chiffre d’affaires, mais la meilleure rentabilité possible ».
À Esch, en face de la librairie Diderich, Saro Pica, âgé de 26 ans, a ouvert fin mai un café et une mini-torréfaction. L’idée de se lancer dans le commerce de café lui serait venue lors de son stage d’études à Aix-en-Provence auprès d’une entreprise gestionnaire de machines à café automatiques. Lorsqu’il découvre les marges faramineuses engrangées, il reste pantois. Il pense s’établir gestionnaire au Luxembourg, avant de découvrir que des machines à café, il y en avait déjà partout. Germe alors l’idée d’ouvrir un magasin de café. Mais, craint-il, les clients ne verraient-ils en lui qu’un « simple intermédiaire » ? Or, justement, il préférerait être reconnu comme artisan, « comme expert ».
Pica part se former en Ligurie, à Bordeaux et à Marseille et fait son entrée dans le milieu des baristas. De retour, il prend un prêt à la banque et achète un torréfacteur de la marque Probat (43 000 euros) et une machine à expressos vintage (11 500 euros). Sur le sujet du café, Pica est intarissable : paramétrages, moutures, extractions, il ensevelit le visiteur sous une avalanche de mesures en centilitres, barres de pression et secondes nécessaires à l’espresso parfait. Plus tard, il sort son portable et montre une photo sur laquelle on reconnaît un cygne qu’il a tracé sur la mousse d’un capuccino.
Si les geeks du café se sont lancés dans des recherches de cuisine moléculaire, les torréfacteurs traditionnels continuent à péparer des plats de Ham, Fritten an Zalot. Avec des nuances : les moulins Dieschbourg, qui torréfie environ quatorze tonnes de graines vertes par an, se sont spécialisés dans le bio et le transfair, au Café Juca (cinquante tonnes par an) on produit du café pour des capsules Nespresso, entretemps tombées dans le domaine public. Ses petites torréfactions vendent à quelques supermarchés (Pall Center, Delhaize, Cora et Match) et écoulent le reste à des clients locaux.
Ces petites structures sont nées ou se sont agrandies par la reprise d’anciennes entreprises de torréfactions (Café Boursy pour Dieschbourg et Maison Santos pour Juca), dont les anciens propriétaires n’ont pas trouvé de relève. Elles continuent à tourner sur les anciennes machines de torréfaction semi-artisanales (du constructeur Probat), démontées, réparées et remontées. Faute de capitaux, l’accès au marché des cafetiers reste le plus souvent barré. Pour s’y assurer leur entrée et faire leur promotion, les multinationales du café livrent tasses, machines à expressos en leasing, des investissements que les petites torréfactions ne pourront porter. Ce créneau reste réservé aux majors de l’espresso comme Lavazza, Delta et, surtout, Illy.
La success story de Illy au Grand-Duché doit beaucoup à Felix Miny, qui avait repris en 1988 le Café Interview (Inter, pour les habitués) et en avait fait un bar réputé pour ses cafés. En 1993, il découvre une petite torréfaction à Trieste nommée Illy et en obtient la concession pour le Luxembourg. L’année suivante, la marque explose sur le marché international et Miny se retrouve avec une mine d’or. En 1999, Miny passe avec Illy chez le grossiste Munhowen, ensemble ils obtiennent force de frappe nouvelle. Au point où quasi toutes les enseignes Bofferding sont désormais flanquées d’une enseigne Illy. Or ces succès eurent des conséquences perverses : très cher, présent partout, mais souvent mal préparé, sa renommée pâlit.
Reste la vieille dame parmi les torréfacteurs : café Leesch (renommée Café Bruno en 1998). Nichée au sein du complexe géant du Windhof, cette petite structure, qui n’emploie que cinq personnes, profite de la puissance de Cactus sur le marché national. Fondée en 1930 par Joseph et Arthur Leesch, dont le fils érigera le premier supermarché Cactus en 1967, la production se fera jusqu’au début des années 90 dans la rue de Strasbourg, au premier étage du Cactus Gare. En descendant la rue, on tombait sur une autre torréfaction, celle de Josy Juckem (Café Juca), située dans une arrière-cour, qui déménagera quelques mois après celle du Cactus.
Chez Leesch, on torréfie 350 tonnes de graines par an, autant que tous les autres torréfacteurs luxembourgeois réunis. Dans son hall de stockage s’empilent 2 000 sacs, pesant chacun soixante kilos, un poids calculé en fonction de ce qu’un être humain, en l’occurrence un paysan de café, est supposé raisonnablement pouvoir porter sur son épaule. Mais alors que les micro-torréfacteurs, qui opèrent dans la niche haut de gamme, peuvent acheter des lots spécialisés de graines rares et faire évoluer leurs prix de vente avec les fluctuations extrêmes et imprévisibles du marché, exacerbées par la spéculation, cette flexibilité fait défaut à Leesch. Reste que toutes les torréfactions installées au Luxembourg passent par de grands traders, dont les bureaux et les halls de stockage se trouvent à Anvers, port d’arrivée de l’or vert.
Chez Leesch, pas besoin de marketing, puisque de toute manière le café produit se retrouvera sur les étagères de Cactus, dans ses restaurants, cantines et self-services. Si Fischer et Biog ont leurs entrées à Cactus, café Bruno leur livre son café sous des emballages Biog et Fischer. Au Luxembourg, entre grands groupes de l’alimentaire, une main lave l’autre. Or, cette assurance des canaux de distribution n’aura pas motivé Leesch à se repositionner sur le marché. Ses mélanges (Mocca, Dessert) évoquent le café de mamie. Le chiffre d’affaires serait constant, estime Cathy Leesch, la petite-fille du fondateur de Cactus, Paul Leesch, entrée à la sortie de l’université dans l’entreprise familiale et promue à la tête de café Bruno. Et d’ajouter : « Naturellement, c’est toujours rentable, sinon nous ne produirions plus ».
« Pour les mélanges traditionnels, le mieux, c’est de ne rien changer », se désole Bernhard Esch, chef-torréfacteur chez Cactus. Lorsque Leesch voulut faire une surprise de Noël à ses fidèles consommateurs en intégrant des graines onéreuses dans le mélange, le téléphone se mit aussitôt à sonner dans la torréfaction. Les bonnes intentions avaient déclenché une guerre du goût. Loin de remercier Cactus de cette petite attention de fin d’année, les clients étaient furieux. : Le café n’est plus ce qu’il était !