La consommation de tabac et d’alcool sur les lieux de travail préoccupe depuis longtemps les autorités sanitaires, les responsables de l’administration et les chefs d’entreprises. Depuis plusieurs années, la consommation de substances illicites suscite aussi des inquiétudes car, longtemps circonscrite à certains milieux comme les arts, le spectacle et la communication, elle semble s’étendre à de nombreux autres secteurs.
Les conditions de travail ne sont pas les causes de la consommation d’alcool, de tabac ou de drogues, qui commence avant l’entrée dans la vie professionnelle. Mais elles l’aggravent souvent. Et les problèmes posés ne relèvent pas uniquement de la santé publique. Les incidences sur la sécurité sont considérables. L’alcool et les stupéfiants, même pris en faibles quantités, peuvent en effet entraîner perte de vigilance, somnolence et conscience amoindrie des dangers et dès lors provoquer des accidents dans de nombreuses situations professionnelles. Mais il faut mesurer aussi leur impact sur la productivité. Au total, 15 à 20 pour cent des accidents du travail, de l’absentéisme et de conflits entre salariés seraient liés à ces consommations.
Depuis cinq ans en France, les pouvoirs publics les employeurs, les syndicats et les professionnels de la santé se sont donné les moyens de comprendre et d’analyser un phénomène qui fonctionne encore souvent dans le non-dit. C’est dans ce cadre que, mi-janvier, l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes) a publié son premier Baromètre santé consacré aux consommations de substances psychoactives dans le monde du travail. L’étude a porté, d’octobre 2009 à juillet 2010, sur un échantillon de 14 800 actifs, âgés de 16 à 64 ans, répartis en onze secteurs.
La consommation la moins dangereuse, sur le strict plan professionnel, celle du tabac, est aussi la plus répandue parmi les actifs, avec 33,5 pour cent de fumeurs quotidiens. Il existe naturellement des écarts importants entre les secteurs : presque deux fois plus de fumeurs dans l’hôtellerie-restauration que dans l’enseignement, mais les différences entre les autres activités ne sont pas très marquées.
En ce qui concerne l’alcool, la consommation sur le lieu de travail, hors repas et pots, concerne 16,4 pour cent des actifs occupés, soit un sur six (18,9 pour cent des hommes et 10,3 des femmes). Contrairement à une idée reçue, l’usage quotidien est assez réduit, ne touchant que 7,7 pour cent de l’ensemble des actifs, avec des pointes dans l’agriculture et la pêche et la construction. En revanche, les consommations ponctuelles importantes (six verres ou plus lors d’une même occasion au moins une fois par mois) sont plus répandues : elles touchent quasiment un actif sur cinq. Certains travailleurs sont particulièrement affectés par ces consommations ponctuelles importantes : 30,7 pour cent des actifs dans l’agriculture et la pêche, 32,7 dans la construction, 26,2 dans l’industrie et 26,9 dans l’hébergement et la restauration. Ici, les différences sont plus marquées que pour le tabagisme, avec un écart de un à quatre entre le secteur de la construction et celui de la santé-action sociale, qui ne compte que 8,5 pour cent de « gros buveurs occasionnels ».
On remarque par ailleurs que 40 pour cent des actifs occupés déclarent avoir bu de l’alcool à la sortie du travail, entre collègues. Chiffre inquiétant : la consommation d’alcool, quelles que soient les circonstances, débouche souvent sur l’ivresse. Plus d’un actif sur cinq avoue avoir été ivre au moins une fois dans l’année, avec peu d’écarts entre les secteurs, même si à nouveau l’enseignement, la santé et surtout les services de ménage sont moins touchés. L’alcoolisme au travail semble donc être une pratique « à la scandinave » : pas très souvent, mais beaucoup à chaque occasion.
Avec le temps la pénibilité physique du travail a diminué, et les jeunes consomment aussi moins d’alcool que leurs aînés. L’importance prise aujourd’hui par les contraintes de flexibilité et la pression des résultats, tout comme la crainte du chômage se sont traduites par une augmentation de l’usage de drogues illicites, dont la consommation se développe par ailleurs dans l’ensemble de la société. « La nouvelle génération arrive sur le marché du travail avec ses drogues », déclare Étienne Apaire, président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt). « L’entreprise n’est que le reflet de la société. À la démocratisation du cannabis dans les années 2000, s’ajoute maintenant l’entrée en force de la cocaïne », ajoute Alain Domont, professeur de santé publique et du travail.
Environ un actif sur 15 a consommé du cannabis au cours de l’année, une pratique très prononcée dans les arts et spectacles (un sur six) mais qui se répand dans le bâtiment, l’hébergement et la restauration et l’information-communication. Un actif sur 30 seulement a déjà consommé, au moins une fois dans sa vie, d’autres drogues illicites (cocaïne, ecstasy, champignons hallucinogènes). La surprise vient du constat que les professions artistiques et de la communication, où la consommation est effectivement plus forte que la moyenne, sont talonnées voire dépassées par l’hôtellerie-restauration, secteur qui arrive même en tête pour les amphétamines et l’ecstasy. Les causes de cette situation sont encore inconnues mais, comme dans d’autres secteurs, les horaires décalés semblent y être pour quelque chose.
Toutefois, les analyses par activité sont à interpréter avec précaution, du fait du caractère fortement sexué de certains secteurs (par exemple le bâtiment compte 90 pour cent d’hommes et la santé et l’action sociale 83 de femmes) et des différences de consommation de certaines substances selon le genre. Les surconsommations d’alcool ou de drogues des hommes exerçant dans l’agriculture, la pêche, la construction, l’hébergement et la restauration ne sont pas observées chez les femmes exerçant ces métiers.Inversement, si les hommes exerçant dans le commerce ont une consommation qui ne se distingue pas de celle de leurs congénères ailleurs, les femmes de ce secteur sont, étonnamment, plus souvent fumeuses de cannabis et ont plus souvent connu l’ivresse au cours de l’année.
Les difficultés professionnelles ont une incidence marquée sur la consommation. Plus du tiers des fumeurs réguliers, près de 10 pour cent des buveurs d’alcool et 13,2 des consommateurs de cannabis déclarent avoir augmenté leurs consommations du fait de problèmes liés à leur travail au cours des douze derniers mois. Malgré tout, l’exercice d’une profession reste un facteur de protection des conduites addictives comparée à la situation de recherche d’emploi, ces comportements étant beaucoup plus fréquents chez les chômeurs. L’entrée dans le monde du travail semble être l’occasion d’un abandon des substances psychoactives pour une majorité des personnes consommatrices au cours de leur jeunesse, tout comme l’installation en couple ou la naissance du premier enfant.
Face aux dangers présentés par ces conduites, et à leur coût, évalué à 1,5 pour cent de la masse salariale en moyenne, selon l’expert Patrick Buchard, la question des tests de dépistage à l’embauche et au cours de la carrière du salarié, jusque-là réservés aux seuls postes à risques, se pose. Un sujet polémique sur lequel Étienne Apaire a saisi le Comité national d’éthique.
Très instructive, l’étude de l’Inpes laisse malgré tout de côté un autre phénomène, encore plus répandu que l’usage de l’alcool ou de stupéfiants : celui de la consommation de médicaments anti-dépresseurs. Dans ce domaine, la France détient un peu enviable record mondial : 80 millions de boîtes vendues par an, cinq millions d’utilisateurs réguliers dont 120 000 enfants et adolescents. La prise de « petites pilules du bonheur », trois fois plus élevée que dans le reste de l’Europe, est sans doute fortement corrélée à l’activité professionnelle.