Il est 21 heures passées de quelques minutes samedi 23 février. Sur le parvis de la Kulturfabrik à Esch-sur-Alzette, quelques techniciens grillent une cigarette tandis que deux types boivent une bière dans un gobelet réutilisable flanqué du logo maison. La préposée aux entrées sort, la caisse du soir en main, et referme la porte, définitivement. Le concert a commencé et plus personne ne peut rentrer. Incompréhension, incrédulité. Les deux gars s’approchent, expliquent qu’ils viennent de Dijon pour ce concert de Dominique A, qu’ils ont déjà leur cachet sur le poignet. On nous dit que la production est très stricte : le concert étant intimiste, la porte d’entrée ne peut plus s’ouvrir. Pas question de faire entrer la moindre lumière dans le sacro-saint sanctuaire.
Évidemment, tout le monde est rentré au final. Bon, on est passé par derrière, par dehors, par en haut. On a vu un type répéter seul sur une mezzanine, aperçu des crochets au plafond datant de l’époque de l’abattoir, arpenté des escaliers métalliques. On est passé par les entrailles de la Kulturfabrik pour déboucher dans la salle, discrètement. L’anecdote prêterait à sourire si elle n’était symptomatique d’un certain état d’esprit dans la production musicale française de vouloir tout contrôler, de montrer qu’on est pro, à l’extrême. Dieu soit loué, on a eu le droit d’aller pisser. « C’est la première fois qu’on voit ça, qu’on traite avec un tel niveau d’exigence », nous confie la personne à l’entrée. Et si on insiste là-dessus, c’est parce que c’était un des éléments qui a rendu ce concert assez froid et détaché.
C’est difficile de dire du mal de Dominique A. C’est à peu près le seul à avoir su faire cohabiter rock et chanson. Daho est plus pop, Bashung était plus rock. Dominique plus lyrique, onirique. Ça fait plus de vingt ans que Dominique A déclame des poèmes sur un rythme lancinant, dans un style identifiable entre mille. Un artiste alternatif, exigeant, indépendant, révolutionnaire à ses heures, désormais arrivé au cap de la cinquantaine. Et même si cette tournée se veut intimiste, seul en scène, pour coller au style du dernier album La Fragilité, le poids des années se voit. Dominique A à la Kulturfabrik en 2019, en version solo, c’est presque un anachronisme. Par deux fois, celui qui fut le chauve le plus cool de France nous parle avec amusement des flyers qu’il a vu en backstage. Des affiches de concert de folk metal ou postcore collées au mur. Ces styles de musique tellement loin des catégories des Victoires de la musique. « Bienvenue dans le lieu le plus alternatif du Luxembourg », avait-on envie de lui crier. Il y a longtemps que Dominique ne l’est plus vraiment, alternatif.
Et ce concert alors ? Une litanie de morceaux qui se ressemblent un peu tous, avec quelques applaudissements sur les premières mesures, quand le public reconnaît les tubes comme Au Revoir mon amour et L’Océan (en rappel). Un peu comme si on était à la Philharmonie en fait. Ah oui, le concert est assis, on a oublié de vous le préciser. Et il y a des coussins moelleux sur les chaises, histoire de s’assurer qu’on reste bien lové. Pas une bière à l’horizon, pas une once d’énergie dans la salle. Dominique alterne entre guitare acoustique et électrique et rajoute des effets : beaucoup de réverbération sur Hotel Congress, boîte à rythme sur La Splendeur. De jolies vidéos floues accompagnent certains morceaux. Une forêt aux tons roses rappelle le travail photographique de Richard Mosse. C’est super beau. Mais c’est plat. Le technicien aux lumières a beau varier les ambiances, certes graphiquement plaisantes mais irrémédiablement minimalistes, l’ennui guette. Et Dieu sait qu’on l’aime, ce personnage qui semble s’auto-persuader à coups de coups de boule dans le vide qu’il fait toujours du rock.
Dominique A est le poète d’une génération qui n’écoutait pas de chanson française avant de le découvrir. Il a rendu ça acceptable et même plutôt cool. En 2019, soit il est devenu une sorte de parodie de lui-même, soit on s’est lassé de ses beaux mots, de ses métaphores déclamées sur des rythmes lancinants. On a l’impression à le voir égrener sa discographie (il interprétera 28 morceaux lors de ce concert) que rien ne changera jamais vraiment. Qu’on ne doit pas espérer de virage radical. Ou qu’il les réserve timidement aux autres, comme quand il interprète tout en tension et scansion En Surface, morceau qu’il a écrit pour Etienne Daho, peut-être le meilleur titre de la soirée, ou Immortels, écrit pour Alain Bashung. On cherchera les moments d’émotion, on guettera ces opportunités de sortir du script dans cette machine huilée. Ils furent rares, et en fait programmés : quand il chante acapella en entamant La Fragilité, titre éponyme d’un de ses deux nouveaux albums, ou en second rappel sur son tube Le Silence des iseaux, sans guitare, avec juste une bande et une chorégraphie. On n’y aurait pas cru si on ne l’avait pas vu, Dominique A, poète des mots, à la maîtrise technique impeccable, se mettant à danser dans un exercice de mime robotique. C’était aussi beau qu’inattendu, et on aurait aimé en voir plus. Voir le masque tomber. Laisser la folie l’envahir. Lâcher prise.