Une grappe de trentenaires et quadragénaires, en grande majorité blancs et mâles, est agglutinée à un coin de rue, à côté du Grand Théâtre de Groningen. Dans le mur face à eux se trouve un assortiment à la fois effrayant et alléchant de croquettes, eierballen, et autres délicatesses bataves, chacune dans sa petite fenêtre, à côté d’une fente où insérer quelques euros. Ce temple de la junk food frite est le passage obligé entre les 42 salles de concert où se produisent pendant quatre jours 342 groupes devant 4 135 professionnels de la musique (programmateurs, agents, managers, journalistes, etc.) venus du monde entier (44 pays), mais principalement des quatre coins de l’Europe. Tout ce beau monde boit, discute, regarde des concerts et mange des croquettes pour se réchauffer au milieu de la nuit, tout ça pour découvrir/vendre le groupe de l’année. Cette foire pas comme les autres s’appelle Eurosonic Noorderslag (ESNS) et est l’apogée du FOMO (fear of missing out) pour tout fan de musique. Une véritable orgie sonore où on picore jusqu’à l’indigestion, à la recherche de la rare fève dans la galette des rois, en imaginant tout ce qu’on rate au même moment.
Groningen est une ville modèle, ce que Luxembourg aurait dû être. Du charme, de la bonne humeur, une densité incroyable de commerces pour une ville de 200 000 habitants, la facilité de se déplacer en plus. On y compte un extraordinaire réseau de salles, dû à une loi municipale des années 1950 n’autorisant alors l’ouverture de nuit qu’aux lieux qui programmaient de la musique. Chaque café ou presque dispose d’une ou deux scènes et d’une salle pouvant accueillir 200 à 300 personnes, une véritable mine d’or pour un festival urbain. Sans même compter le magasin de disques ou le coffeeshop du coin, qui créent une scène au milieu du bazar permettant de voir ceux qu’on a raté la veille, ou qu’on n’aura pas le temps de voir le soir.
Dans ce contexte, quelque part tout au nord des Pays-Bas, en hiver, ESNS est d’autant plus un événement fascinant et un brassage de cultures délirant (où d’autre peut-on voir Reykjavíkurdætur, girl band de dix rappeuses islandaises ?). Difficile d’avoir une vue plus frontale du nombre de groupes pop, rock, hip hop, jazz ou électronique qui fleurissent un peu partout sur le continent. Ce grand rassemblement est la preuve en live que pour tout artiste qui va percer, il y en a des dizaines qui rament, et qui rameront toujours. On ressort de cette expérience avec plus de déceptions que de coups de cœur, avec peut-être dix noms qu’on voudra vraiment revoir, à condition d’avoir eu la chance de les apercevoir ici. C’est que les salles où se déroulent les showcases, certes nombreuses, sont de capacité limitée, et la hype faisant, certains groupes attirent un maximum de curieux, créant des scènes surnaturelles de dizaines de mètres de files, dehors, dans le froid, sous la pluie, pour pouvoir rentrer dans un vieux bar où joue un groupe dont quasi personne n’a entendu parler en dehors des initiés.
Ce qui frappe au vu du bilan 2019, c’est l’omniprésence des guitares. L’éternel retour du rock, mis à mal par l’hégémonie d’un hip hop pas toujours de très bon goût ? C’est indéniable en tout cas que tout le monde ou presque se pressa aux prestations de Black Midi (la dernière sensation anglaise, à la réputation aussi flatteuse que mystérieuse, quasi sans présence online) et Fontaines D.C., groupe irlandais de punk rock nerveux aux réminiscences de Modern Lovers, qui, pour la petite histoire, s’était arrêté en chemin vers Groningen pour un concert intimiste au Gudde Wëllen qu’il ne fallait pas rater (on ne se mouille pas trop en disant que ça n’arrivera plus, le groupe étant promis à un avenir radieux).
Au gré des pérégrinations nocturnes, on se sera retrouvé devant Kompromat, duo électro composé des français Vitalic et Rebeka Warrior (des groupes Sexy Sushi et Mansfield.TYA), cette dernière chantant en allemand sur des rythmes sombres lorgnant sur le Berlin des années 2000, là d’où vient le trio guitare-basse-batterie Komfortrauschen, au plan de scène classique s’ils ne délivraient une techno froide et efficace. On s’est rendu compte que l’Italie regorgeait de talent (la pop barrée d’Indianizer, le rock de The Pier, la voix d’Any Other). On aura aussi aperçu Kokoroko, combo de huit personnes entre afrobeat et jazz signé sur le label Brownswood de Gilles Peterson, où on frétille du popotin tout en jouant du saxophone dans le respect de la diversité culturelle, l’indie-pop galloise fichtrement bien foutue de Boy Azooga ou encore les français The Psychotic Monks et L’Impératrice, dans deux styles opposés (noise-rock abrasif d’un côté, disco-pop-soul de l’autre), mais tous les deux diablement efficaces, techniquement et scéniquement parfaits.
En fin de soirée, loin du mur à croquettes, après avoir enjambé les canaux qui entourent le centre, ESNS nous rappela encore une fois la richesse de son patrimoine scénique lors du concert de Jacco Gardner dans le cadre complètement dingue du Dome, un planétarium où on s’assied en position semi-couchée tandis que la Lune nous fonce dessus, avant de s’embarquer dans un voyage interplanétaire. Le régional de l’étape y a interprété en entier son album expérimental Somnium, composé spécifiquement pour le lieu et bénéficiant d’animations créées in situ pour illustrer sa musique. On fait difficilement plus magique.