Martine est virée. Licenciée sec, comme ça, d’une minute à l’autre. Qu’a donc fait la fidèle servante de cuisine, au service depuis de si longues années chez Chrysale et Philaminte ? A-t-elle cassé un vase, subtilisé de l’argenterie ? demande le maître de maison. Tout cela ne serait rien, estime sa bourgeoise, mais elle parle mal, viole la grammaire française, fait des liaisons où il ne faut pas... C’en est trop : « Je vis de bonne soupe et point de beau langage ! » s’insurge alors l’amateur de bonne chaire qu’est Chrysale, à l’embonpoint protubérant – il deviendra le meneur d’une contre-révolution des hommes, s’insurgeant contre ces femmes qui, soudain, revendiquent l’accès au savoir et à la science au lieu de s’occuper de la cuisine et de leur foyer.
« Ce n’est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes, qu’une femme étudie et sache tant de choses... » écrira Molière dans ces Femmes savantes que Marja-Leena Junker a mises en scène au Théâtre national et actuellement au Centaure, dans une version fifties. Est-ce une pièce misogyne pour autant, comme la presse autochtone l’a encore discuté avant la première luxembourgeoise, 340 ans après sa création ?
En ouverture de la pièce, pour mettre le public dans l’ambiance, Chrysale, allongé sur le canapé, regarde de petits films en noir et blanc sur la place des femmes dans la société. On les croit tout droit sortis des années 1950 – mais il s’agit de sketches de l’humoriste britannique Harry Enfield produits à la fin des années 2000 pour la BBC et absolument désopilants (« Women, know your limits ! » montrant des femmes moches et poilues, parce que les études universitaires leur feraient pousser la barbe...) Marja-Leena Junker a raison : (presque) rien n’a changé, la décision des femmes d’étudier, de travailler et de faire carrière, au détriment du mariage avec un prince charmant, reste toujours stigmatisée comme un choix contre leur famille. Comme si les deux s’excluaient obligatoirement.
Dans Les femmes savantes, Henriette la benêtte, passe son temps à choisir la robe de mariée parfaite et est toute chose quand elle parle de son être de lumière Clitandre, alors que sa sœur aînée Armande prétend n’avoir que mépris pour des choses aussi niaises et préfère apprendre la philosophie, la poésie et les sciences. Mais sa mère, la très rigide Philaminte, destine Henriette au « bel esprit » Trissotin. Une tante, un oncle et un savant s’en mêlent jusqu’à ce que, par une suite classique de quiproquos et un coup de théâtre final, on ait droit à un happy end hollywoodien.
Limiter la pièce à la question des droits des femmes serait toutefois réducteur. Ces « femmes savantes » ne sont pas ridicules parce qu’elles étudient, mais parce qu’elles sont obnubilées par cette ambition – et par le pédant Trissotin, qui se révélera être un imposteur. Et parce qu’elles perdent tout leur bon sens, licenciant la bonne qui maltraiterait la langue française, et se pâmant devant les rimes nullissimes de Trissotin (la scène du « quoi qu’on die » est délicieuse). Parce qu’elles sont de la classe de ces bourgeois parvenus et bornés dont Molière, au service des aristocrates, se moquera toute son œuvre durant.
La lecture de Marja-Leena Junker, avec l’aide de la scénographie et des costumes de Katharina Polheim, est fraîche et colorée. Ayant situé la pièce dans les années 1950, donc peu avant les grands mouvements féministes en Europe, elle en fait un ballet rythmé en petticoat, où les amoureux dansent un rock’n roll en guise de nuit d’amour, où les tailleurs sont violets et les robes dorées, le rythme endiablé et les entrées et sorties des personnages précises et minutées comme une montre suisse. La mise en scène regorge d’idées toutes simples et efficaces, comme la plante verte qu’apporte Vadius et qui se transformera de flatterie en arme.
Le plus grand coup de génie toutefois, et en cela, Marja-Leena Junker a toujours eu une main heureuse, c’est la distribution : Myriam Muller – qui quitte enfin son éternel rôle de jeune première ! – en mère sévère, toujours impeccable dans son tailleur rigide, mais ne laissant transpercer aucune tendresse, et Alain Holtgen en mari mollasson – de mémoire de specta-trice, on ne l’a jamais vu aussi bon – sont déjà un couple parfait dans ces rôles. Isabelle Bonillo en Bélise, la sœur ou belle-sœur mythomane, est désopilante, Serge Wolf incarnant un Trissotin version sous-BHL est très juste, Marion Poppenborg en servante inattendue et la jeune Christine Muller, pour laquelle Henriette est le premier grand rôle au théâtre, est exactement l’ingénue qu’il fallait (« je me trouve fort bien, ma mère, d’être bête ! »), faisant les yeux ronds et affichant un enthousiasme tout enfantin à l’idée de se marier – une belle découverte !