« Les entreprises du commerce électronique savent ce qu’elles nous doivent. Elles n’ont pas oublié comment nous les avons traitées. Pendant des années, elles ont profité du système que nous avons mis en place. C’est donnant-donnant », dit le ministre de l’Économie Étienne Schneider (LSAP) dans son bureau au douzième étage du Forum Royal, inondé par le soleil printanier ce mercredi matin. La vue par la fenêtre donne le vertige.
La proximité des décideurs avec les multinationales lui aurait ouvert les portes « jusqu’aux plus hauts étages », dit Schneider, y inclus aux États-Unis. A-t-il rencontré le gourou de l’Internet et PDG d’Amazon, Jeff Bezos ? Le ministre hésite, regarde son conseiller, puis répond : « C’était il y a une année, je ne me rappelle plus très bien. C’était soit lui, soit un de ses vice-présidents. »
La semaine dernière, Schneider l’a passée en majeure partie à silloner le Midwest américain et ses tristes villes industrielles : Akron, Troy, ou encore les banlieues de la ville fantôme de Detroit. Pendant ce temps-là, son collègue Pierre Gramegna (DP) visitait la baie de San Francisco, s’y entretenant avec des geeks du Silicon Valley sur les vertus des bitcoins et autres crypto-monnaies hautement spéculatives. En mai, ce sera au tour de Schneider de visiter les maîtres d’Internet pour tenter de les convaincre de rester au Luxembourg. Entre le monopoliste américain Amazon et le petit État souverain, qui lui a ouvert la voie européenne la moins imposée, s’est nouée une merveilleuse amitié.
Dans la décennie qui suivit l’éclatement de la première bulle Internet, le Luxembourg a engrangé quelque 4,3 milliards d’euros de TVA sur des logiciels, e-books, jeux, films et autres « services fournis par voie électronique » à travers l’Europe. Pour neuf mois encore, la TVA sera facturée au pays où les firmes sont domiciliées. Les recettes qu’en tire l’État luxembourgeois (qui offre des taux attractifs de quinze, respectivement de trois pour cent pour les e-books), devraient connaître en 2014 une nouvelle année record. Pour les très petits pays (et cantons suisses) ouverts aux capitaux, c’est la formule gagnante : de faibles taux générant de fortes recettes, sur le dos des voisins.
Or, les temps changent. À partir de 2015, la TVA du pays de résidence du consommateur jouera. Et déjà que les tax rulings et le traitement fiscal de la propriété intellectuelle – qui permet d’exonérer jusqu’à 80 pour cent des revenus générés par l’exploitation de brevets, de marques ou de noms de domaines – se retrouvent dans le collimateur de la Commission européenne. 2015, sera-t-elle l’heure de vérité pour le secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC) ? E-Bay, Rakuten, Amazon, I-Tunes & co. resteront-ils ?
Alors que les mastodontes du commerce électronique sont en train de confectionner leurs check-lists pour déterminer l’avenir de leur siège européen, le gouvernement compte sur leur fidélité et leur « gratitude ». Car ce sont les petites attentions qui font les plus belles relations. Ainsi, le Luxembourg attendra le 1er janvier 2015 pour procéder à une hausse de la TVA. De ce délai, le commerce électronique profitera « énormément », estime Schneider. Car une hausse de la TVA de deux pour cent en pleine année aurait dû être amortie sur les marges de profit des multinationales.
Les entreprises des TIC représentent plus de six pour cent du PIB et emploieraient, d’après les derniers chiffres du Statec, quelque 15 000 personnes, un peu plus de quatre pour cent de l’ensemble du salariat. Et c’est sans compter les firmes du commerce électronique. Or, alors que Amazon emploie environ 900 personnes, d’autres multinationales comme I-Tunes ressemblent davantage à des coquilles vides, avec une petite vingtaine de salariés au Luxembourg. Si elles y ont élu leur siège, c’est avant tout pour les possibilités d’optimisation fiscale offertes par le Grand-Duché. Alors que les niches fiscales se resserrent sous la pression de la régulation européenne, le gouvernement cherche sa nouvelle « unique selling proposition ».
Ce ne sont pas les infrastructures qui manquent : La Post fait poser des fibres optiques jusque dans le village le plus reculé et a installé des connexions dorsales redondantes vers Paris, Francfort, Bruxelles et Londres. Luxconnect a fait construire des bunkers climatisés pour héberger des serveurs et le ministre de l’Économie a calqué le prix de l’électricité sur celui de l’industrie lourde (au niveau mondial, les data centers consomment plus de deux pour cent de l’électricité produite), coupant l’herbe sous les pieds de la concurrence allemande. Autant pour les infrastructures, condition nécessaire, mais non suffisante. Car le grand défi posé aujourd’hui est celui du passage de niches fiscales aux « niches de compétences ». Or pour cela, il faut… des compétences.
Alors que, à la manière d’un mantra, tous les acteurs évoquent un « écosystème » de l’économie numérique, parmi les informaticiens très mobiles et grassement rémunérés, l’idée de venir vivre au paisible Grand-Duché enthousiasme peu. Ainsi, dans le secteur des jeux en ligne, si les infrastructures de diffusion sont localisées au Luxembourg, la production des jeux se fait ailleurs, sur le continent américain ou asiatique. Et alors que la société japonaise Rakuten a élu son siège européen au Luxembourg, elle vient d’implanter ses laboratoires de recherche et de développement à Paris. Netflix est venu le rappeler (voir aussi p. 8), le Luxembourg se pose du côté de la domiciliation et de la diffusion, et non de la production et du développement.
« Aujourd’hui, nous sommes freinés dans notre croissance par le manque de main d’œuvre », estime Jean Diederich, président de l’Association des professionnels de la société de l’information (Apsi). Si les universités de Metz et de Sarrebruck livrent des informaticiens pointus, la Grande Région ne suffit pas à suppléer à la demande. Il faut donc importer la matière grise de plus loin.
Le directeur du Centre interdisciplinaire pour la sécurité, la fiabilité et la confiance (SnT) à l’Université du Luxembourg Björn Ottersten concède que trouver de bons étudiants n’est pas une évidence : « Ils sont plus sensibles au track record de l’université et à la réputation internationale de l’institut. Vous devez cibler les informaticiens au début de leur carrière alors qu’ils sont encore mobiles. Une fois qu’ils sont mariés et ont des enfants, cela devient déjà beaucoup plus difficile. » Pour promouvoir l’image du Grand-Duché dans la communauté TIC, Luxembourg for business a fait mettre en ligne il y a deux ans un clip promotionnel dans lequel des directeurs d’entreprise TIC louent la quiétude du pays, sa « neutralité » et sa proximité avec le milieu politique. En un mot : son provincialisme.
Pour faire bonne mesure et montrer que le Grand-Duché est aussi un endroit « tendance », le monteur a injecté des images tournées dans une discothèque, un panneau de la ville de Schengen, un drapeau européen en gros plan, un plat de sushis, quelques golfeurs et un frère Schleck. « Les gens pensent que le Luxembourg, c’est une rue avec trois banques » se désole Étienne Schneider, qui a hérité le dada du « nation branding » de son prédécesseur Jeannot Krecké (LSAP). Il espère recruter des jeunes diplômés de la périphérie européenne, aujourd’hui enrôlés de force dans l’armée de réserve de chômeurs. Pour attirer les techies des pays tiers, Schneider, évoque le « modèle canadien » et dit réfléchir à un système de green card pour les travailleurs hautement qualifiés, triés sur le volet pour les besoins économiques du Grand-Duché.
Les soft factors comptent pour beaucoup, et la scolarité des enfants des expatriés n’en est pas des moindres. Elle conditionne, à côté de la situation immobilière, le rythme de croissance de l’économie. « Lors des missions de prospection, c’est une des questions les plus fréquemment posées. Nous avons des demandes de plus en plus pressantes, notamment de la part du secteur des TIC et nous nous attendons à une recrudescence massive sur les prochaines années », dit Raymond Straus, haut fonctionnaire au ministère de l’Éducation. En dix ans, les capacités des deux écoles anglophones privées ont plus que doublé. Alors que la International School of Luxembourg (les droits d’inscription y tournent autour de 15 000 euros par an) accueillait 590 élèves en 2004, en 2014, ses effectifs s’élèvent à 1213. Quant à la Saint George’s International School (12 000 euros par an), elle comptait 120 élèves en 2004 et 671 aujourd’hui.
Alors que le secteur des TIC cherche une nouvelle stratégie, chacun y va de son pitch. Tel avocat, actif dans le paiement électronique, évoque les opportunités des monnaies virtuelles, tel entrepreneur voit l’avenir dans la cryptographie, tel juriste chante les louanges du big data, d’autres encore, suivant leurs intérêts respectifs, évoquent les jeux en ligne, l’archivage électronique ou l’e-santé. Dans la nébuleuse numérique, où tout est en mutation permanente, difficile de trouver un consensus sur les créneaux à occuper à l’avenir.
« Nous ne pourrions gagner partout, estime le président de l’APSI Jean Diederich. Il nous faudra miser sur le bon cheval ». Le professeur Ottersten voit un risque dans le fait « de vouloir trop diversifier ». Dans ses bureaux au Kirchberg en face d’Auchan, il explique dans un anglais légèrement teint d’inflexions suédoises : « Nous ne pourrons être connus dans tous les domaines. Et nous ne devrons pas essayer de l’être. Nous devons être beaucoup plus sélectifs. C’est un défi, car, pour définir les priorités, le Luxembourg n’est pas toujours très doué. »
Évidemment, Ottersten a lui aussi ses intérêts. Il a été embauché en 2009 à l’Université du Luxembourg avec la mission de créer une masse critique d’informaticiens spécialisés dans les systèmes informatiques sécurisés, ne présentant « aucun point de défaillance », même pas en y intégrant le « facteur humain ». Son projet de recherche engloutit plus de deux millions d’euros de deniers publics par an et n’est pas sans faire de jaloux à l’université. Alors que partout les dépenses sont coupées, c’est l’heure de tous les périls. Pour se mettre à l’abri, Björn Ottersten emploie le langage musclé de la compétitivité : « Le ministère devrait être plus exigeant au niveau des résultats, et il devrait également y avoir des conséquences : Les projets qui ne marchent pas, il faudra y mettre fin. Des décisions dures seront à prendre. » Avec Jean-Paul Zens, le Monsieur-TIC de l’État, dans le Conseil consultatif de son centre de recherche et Gérard Hoffmann, l’administrateur de Telindus, dans le Conseil de gouvernance de l’Uni.lu, Ottersten risque peu.
Pour l’instant, dans le secteur, personne ne semble savoir au juste vers où le gouvernement devrait se diriger. Le secteur TIC tombe dans le domaine de compétence de trois ministères, celui des Communications et des Médias (Xavier Bettel, DP), de l’Économie (Étienne Schneider, LSAP) et des Finances (Pierre Gramegna, DP). Une constellation politique qui ressemble à un Triangle des Bermudes. Or à bien écouter leurs hauts fonctionnaires, une direction se profile : les coffres forts 2.0. Doté d’une infrastructure impressionnante de data centers hyper-sécurisés (certifiés Tier IV, le must des normes techniques), le Luxembourg veut se profiler dans le haut de gamme. Pas d’offre discount, mais du haut de gamme. « C’est l’image que nous voulons donner au Luxembourg », explique Xavier Buck, le nouveau président du Luxembourg ICT-Cluster. Pas question, en effet, d’héberger les serveurs de Facebook ou de Google, à moins de bétonner une partie de l’Ösling, ce qui, au prix du foncier, ne serait pas une opération très lucrative.
Pour le Luxembourg, l’option Tier IV présente l’avantage d’être lisible dans une lignée avec la discrétion et le secret bancaires. « Data is the new currency in the internet economy », estime Ottersten. Et le Luxembourg tente de se profiler comme le nouveau coffre-fort pour les données bancaires ou l’archivage électronique. Et, qui sait, un jour peut-être les data centers hébergeront-ils des fortunes en monnaies virtuelles ? Mais déjà qu’une vieille concurrente du Luxembourg pointe le nez. En février, les médias annonçaient l’ouverture d’un data center ultra-sécurisé situé… sous les Alpes suisses. À une heure de Zurich, dans un ancien bunker de 15 000 mètres carrés creusé dans la montagne et protégé par une porte blindée pesant cinquante tonnes, il devra héberger les identités virtuelles et autres informations confidentielles, loin des regards de hackers et des agences gouvernementales. Une nouvelle qui fait sourire Ottersten : « La sécurité ce n’est pas une question de la profondeur du trou creusé. That’s the old fashioned way. Aujourd’hui, la sécurité est beaucoup mieux assurée par la fragmentation de l’information. »
La question qui se posera pour la Suisse sera celle du passeport européen. De nouveau, et comme pour le secteur financier, le Luxembourg tente se positionner comme porte d’entrée de l’UE. Le nouveau règlement européen sur la protection des données privées pourrait accélérer ce processus. Attendue pour 2017 au plus tôt, cette réforme prévoit un accès plus simple des citoyens à leurs jumeaux virtuels, le droit à l’oubli numérique et une obligation pour les entreprises de notifier toute brèche de sécurité aux autorités.
Cette dernière mesure est en place au Luxembourg depuis douze ans. Or, pendant pas une seule faille ne fut signalée à la Commission nationale pour la protection des données (CNPD). De deux choses l’une : soit les firmes établies au Luxembourg sont infaillibles, soit elles ne prennent la CNPD pas tellement au sérieux. Cela pourrait changer à l’avenir, car la réforme européenne prévoira des amendes draconiennes dans le cas de non-respect des règles. Des pénalités qui pourraient s’élever jusqu’à cinq pour cent du chiffre d’affaires global, assez pour mettre en banqueroute une firme. On ne badine plus avec la protection des données.
Pour que le Luxembourg, via ses centres de données, devienne un hub européen, les entreprises devront remodeler de fond en comble leurs infrastructures informatiques et la CNPD se muter en CSSF de l’informatique. Et déjà qu’un juriste actif dans le secteur des TIC, met en garde contre « les excès de zèle » qui pourraient avoir un impact négatif sur la compétitivité du Luxembourg ». Ce qu’il faudrait, dit-il, c’est que « les autorités fassent preuve de pragmatisme », car, dit-il, il faudrait « de la modération en tout ».
Lorsqu’on demande aux acteurs des TIC comment ils voient le développement de leur secteur, les réponses sont étonnamment prudentes. On s’estimerait heureux de ne pas trop pâtir de la fin des niches fiscales. Xavier Buck recule devant l’exemple du développement de la place financière il y a trente ans : « Les entreprises des TIC sont des entreprises normales qui doivent faire leurs résultats et bénéfices normalement. Il n’y a pas de potion magique. »