Lundi matin, le ministre de la Santé Carlo Wagner était injoignable. Il « ne prendra pas position au sujet du dossier du Centre national de rééducation fonctionnelle et de réadaptation », tel était le message émanant du ministère de la Santé. En cours d'après-midi, après une consultation interne au parti libéral, le ministre changeait de tactique et passait à l'offensive pour contrer le « délai » d'une semaine que le Premier ministre Jean-Claude Juncker lui a imposé pour présenter le dossier dans son détail. Cet ultimatum, qui selon les dires de Lydie Polfer n'en est pas un, expire ce matin : c'est lors du conseil de gouvernement que Carlo Wagner devra éclairer le Premier ministre et les autres membres de l'exécutif sur le devenir du dossier Rehazenter (CNRFR). Et surtout leur dire s'il faut une nouvelle procédure d'adjudication ou si le projet initialement prévu à Dudelange/ Frankelach peut être transposé tel quel au Kirchberg.
Mais en dépit de cet ultimatum, imposé par un Juncker visiblement agacé par la tournure qu'a pris le dossier, le feuilleton politique du CNRFR est loin d'être fini. Car quelle que soit la décision du ministre de la Santé, le début du chantier du Centre ne se fera pas de si tôt. Soit, et le ministre a annoncé sa préférence pour ce choix, le Centre fera l'objet d'une nouvelle procédure d'adjudication. Recommencer à zéro équivaut à de nouveaux et longs délais, imposés par la législation en matière de marchés publics et les procédures de planification : un nouveau cahier de charges devra être défini, les candidats devront bénéficier d'un délai raisonnable pour pouvoir participer au concours, le marché devra ensuite être négocié dans ses détails etc. L'autre solution, la transposition du projet initial vers le Kirchberg, qui soulève toutefois de nombreuses interrogations sur le plan juridique, nécessite une réadaptation du projet. Ce réaménagement ne pourra pas non plus se faire du jour au lendemain.
Étant donné que le parti libéral refuse de remettre en question le site du Kirchberg, les travaux ne débuteront pas avant au moins un an et probablement plus. Car le terrain choisi pour abriter le CNRFR appartient pour l'instant au Fonds d'urbanisation du Kirchberg, et les négociations entre l'État et le Fonds pour acquérir le site ne sont pas encore entamées. De plus, le Fonds du Kirchberg aura son mot à dire quant à la réalisation du projet : il devra approuver les plans architecturaux et, auparavant, évaluer l'impact de cette construction sur le quartier. Et finalement, la procédure commodo/incommodo, qui elle aussi nécessite son temps et connaît des délais fixes, n'a pas encore été entamée pour l'instant - étant donné que nul ne sait pour l'instant quel projet exactement sera construit au Kirchberg. De surcroît, les possibilités d'attaquer la décision ministérielle - quelle qu'elle soit - sont nombreuses. Les actions en justice de part et d'autre sont préprogrammées et pourront à leur tour retarder le développement du CNRFR.
Le CNRFR est un enjeu politique. Lorsqu'au printemps 1996, le gouvernement prit la décision de faire construire le CNRFR à Dudelange au Frankelach, les choses semblaient aller très vite. L'implantation au Sud relevait d'un choix politique dicté d'un côté par la décentralisation des services nationaux de santé, de l'autre par un marchandage entre les partenaires de coalition : le CNRFR implanté à Dudelange, ville régie par les socialistes, dans le Sud, terre historique du mouvement ouvrier duquel se réclame le POSL, n'était autre chose que la monnaie d'échange pour finaliser le projet de l'Hôpital congréganiste du Kirchberg, projet émanant de l'archevêché et cher aux chrétiens-sociaux. Ce partage constituait en fait la clef de voûte du plan hospitalier ancienne version, tel qu'il avait été négocié par l'administrateur général du ministère de la Santé de l'époque, Marcel Reimen, avec les représentants de l'archevêché, c'est-à-dire les hôpitaux du secteur privé (voir à ce sujet le dossier « Santé/Plan hospitalier » sur www.land.lu). Le parti libéral conspuait ce choix stratégique et plaidait, de façon très agressive, pour une implantation du CNRFR sur le territoire de la ville de Luxembourg, leur bastion historique.
Très vite, l'asbl Rehazenter qui a pour objet « la mise en place d'un centre de rééducation fonctionnelle et de réadaptation et d'en assurer l'exploitation et le fonctionnement », voyait le jour. Au mois de juin 1997, le cahier des charges du CNRFR a été adopté par l'asbl, et en fin d'année, l'entreprise Perrard a été retenue pour devenir le maître d'oeuvre du projet, mais sans qu'aucune commande en bonne et due forme n'ait été transmise à l'entreprise Perrard. Des avances financières ont cependant été accordées par l'État, quelque quarante millions de francs, pour entamer la procédure commodo/incommodo (en tout et pour tout, le projet Frankelach a jusqu'à présent englouti une centaine de millions de francs déboursés par l'État), de sorte que l'entreprise Perrard, qui a continué à avoir des relations avec l'adjudicateur dans le cadre d'un marché négocié, a de facto remporté le marché public. Ce sur quoi un autre concurrent, Geria, a entamé une action en dommages-intérêts contre l'asbl Rehazenter devant les juridictions civiles. Cette affaire est toujours en cours.
Juste avant les élections législatives de 1999, la majorité PCS/POSL a voté, en un tour de force, la loi du 21 juin 1999 autorisant l'État à participer au financement de la modernisation et de l'aménagement ou de la construction de certains établissements hospitaliers. Cette loi prévoit une enveloppe de 1 531 840 000 francs pour la construction du CNRFR au site du Frankelach à Dudelange. Après les élections, les socialistes défaits quittent le gouvernement et y sont remplacés par le parti libéral. Une des revendications de ce dernier est la construction du CNRFR sur le territoire de la capitale, et l'accord de coalition entre le PDL et le PCS a décidé un moratoire du plan hospitalier. Les travaux entamés pour la construction du CNRFR au Frankelach ont été mises en veille, le ministre de la Santé socialiste, Georges Wolfahrt, ayant « oublié » d'autoriser en bonne et due forme le projet. Lorsque le moratoire a été levé et le nouveau plan hospitalier présenté, en octobre 2000, le ministre de la Santé annonçait que le CNRFR serait construit au Kirchberg, à proximité du nouvel Hôpital des Congrégations qui lui n'était pas affecté par le moratoire.
Entre le début du moratoire et l'annonce du nouveau plan hospitalier, plus d'un an s'est écoulé. Mais ce n'est que maintenant que le gouvernement se rend compte des problèmes que pose le changement de site. Un avis juridique de Me Mathias Poncin pour le compte de l'asbl Rehazenter qui analyse « la nouvelle situation d'un point de vue juridique », daté du 6 novembre 2000, cause une véritable panique au ministère de la Santé et subsidiairement au gouvernement. Les conclusions de Me Poncin ont effectivement de quoi se soucier : « (...) les textes légaux et réglementaires ne permettent pas de modifier sur des points essentiels un cahier des charges et il ne reste dès lors qu'à renoncer au marché Rehazenter-Frankelach et à recommencer la procédure pour le Rehazenter-Kirchberg. (...) Pour le surplus, je reste bien évidemment conscient que les considérations juridiques avec leurs conséquences financières néfastes pour le budget étatique rendent très alléchant l'accomplissement d'une 'voie de fait', quitte à ce que les lésés obtiennent par après réparation du préjudice subi. Le droit et la légalité sont une paire de manche, l'opportunité politique et les finances publiques en sont une toute autre. Il ne m'appartient pas de faire le choix (...) ».
Quelle que soit la décision du gouvernement, l'État se verra ainsi assigné en justice avec de très bonnes chances de devoir payer des dommages-intérêts aux parties plaignantes. Si l'ancien marché public est annulé et une nouvelle procédure d'adjudication est entamée, il ne fait aucun doute que l'entreprise Perrard este en justice. Un précontrat avec des obligations réciproques s'est constitué entre l'asbl Rehazenter et l'entreprise Perrard, et cette dernière a déjà pris ses dispositions pour réaliser le projet, notamment en passant des commandes en sous-traitance, du personnel a dû être mis à disposition, voire engagé... Si toutefois, le ministère attribue le marché du Kirchberg à Perrard sans passer par une nouvelle mise en adjudication, ce qui serait illégal selon l'avis juridique de Me Poncin, les soumissionnaires écartés et autres tiers intéressés pourront attaquer l'État parce que le principe de l'égalité devant les services publics serait violé « par des discriminations de nature à favoriser certains soumissionnaires ».
La parade du ministre de la Santé de cette situation empêtrée tient en trois lignes : la procédure d'adjudication du marché de la construction du CNRFR à Dudelange-Frankelach serait viciée dès ses débuts, car la procédure choisie à l'époque - un marché négocié - serait incompatible avec la législation européenne en la matière. Une prise de position émanant du ministère des Travaux publics, et datée 14 décembre 2000 (à consulter sur www.land.lu) arrive à cette conclusion et préconise « de repartir sur une nouvelle base claire et nette ».
Il semble épatant que tous ces « nouveaux faits » ne soient découverts que maintenant. Surtout qu'il s'avère que lors de l'élaboration du marché public initial, les difficultés relatives à la procédure du marché négocié étaient connues par les services du ministère de la Santé.
De même, il semble surprenant que les experts qui se sont penchés, lors du moratoire, sur les possibilités de transposer le projet CNRFR du Frankelach vers le Kirchberg se soient aussi fondamentalement trompés.
Un autre mystère reste le rôle joué par le Premier ministre et la façon dont il a essayé de provoquer une crise au sein de la coalition. Celui-ci, d'après les dires des ministres libéraux, n'aurait à aucun moment posé un délai au ministre de la Santé lors du conseil des ministres. Il ne se serait exprimé en ce sens que lors de sa traditionnelle conférence de presse, à la grande surprise du partenaire de coalition.
Juncker a de surcroît enfoncé le clou en s'exprimant ouvertement pour le maintien du site du Frankelach - il est vrai que le Premier ministre a sa base électorale dans le Sud du pays - chargeant le ministre de la Santé de l'entière responsabilité de la situation actuelle et minimisant le rôle de son parti dans le dossier Santé.
Alors qu'en fin de compte, le CNRFR n'a, pour le PCS, jamais été autre chose que la monnaie d'échange politique.
Quant au patient, au nom duquel tout le monde dit agir, il devra attendre...