d’Lëtzebuerger Land : Alors qu’en raison de la crise économique, les États européens ont intensifié leur chasse aux recettes, vous faites le panégyrique de la Suisse et des possibilités d’optimalisation fiscale qu’elle offre aux personnes fortunées. Provocation ?
Philippe Kenel : Non ! Le but du livre est d’expliquer des règles, tout à fait légales, qui existent depuis souvent très longtemps en Suisse, sur les impôts (forfaitaires) d’après la dépense, les investissements immobiliers et les trusts, et de les défendre. Peut-on réellement reprocher à des Belges ou des Français, à qui s’adresse en premier lieu ce guide, qui pourrait toutefois être traduit un jour en anglais, de rechercher une certaine stabilité et sécurité – fiscale, monétaire et politique – en Suisse, alors que leurs pays ont été mal gérés, sont énormément endettés et doivent augmenter leurs impôts ?
La publication de ce livre n’est-elle quand même pas embarrassante pour le gouvernement helvétique, qui s’efforce depuis 2008 de montrer patte blanche au reste du monde, et à l’Union européenne en particulier, en matière de concurrence fiscale ?
Mais les principaux concurrents de la Suisse sont tous membres de l’Union européenne : le Luxembourg, la Grande-Bretagne, la Belgique, pour ne citer qu’eux. Le système de l’imposition forfaitaire suscite le débat, en Suisse, même si le pays et son économie en tirent profit. En 2010, par exemple, le montant des impôts encaissés s’est élevé à 668 millions de francs suisses (quelque 530 millions d’euros). On estime par ailleurs à plus de 22 000 le nombre de postes de travail à plein temps qui sont liés à la présence des contribuables étrangers imposés forfaitairement, dont les dépenses sont par ailleurs importantes.
Mais le régime britannique des personnes résidentes non domiciliées est encore beaucoup plus favorable, et on en parle peu. Les gens qui en bénéficient peuvent travailler dans le pays. Ce n’est pas le cas en Suisse.
Vous faites l’éloge des trusts, qui sont des constructions typiquement destinées à permettre à leurs bénéficiaires d’éluder l’impôt. Cela ne vous pose-t-il pas plus de problèmes ?
Le droit suisse ne connaît pas en tant que tel le trust, mais il joue un rôle important dans le pays. En effet, les banques helvétiques gèrent d’importants avoirs détenus par des trustees établis en Suisse. Et pour cause: les trusts irrévocables et discrétionnaires permettent de bien protéger leurs bénéficiaires contre le système de l’échange d’informations fiscales à la demande. Enfin, permettaient, pour les Français, car Paris a malheureusement modifié sa législation.
Une fois de plus, n’oublions pas que les trusts sont nés de l’imagination anglo-saxonne. Et qu’on n’a pas la même conception du système en Grande-Bretagne et en Suisse. Là-bas, on ne dit rien car on ne veut rien savoir ; chez nous, on sait tout, mais on ne dit rien.
Pour Nicolas Sarkozy, cela ne fait aucune différence.
Pour lui, qui est fort avec les faibles et faible avec les forts, la Suisse représente évidemment une cible idéale. Mais il devrait y réfléchir à deux fois : le problème des délocalisations de personnes fortunées n’est pas lié au pays où elles vont, mais qu’elles quittent. En cumulant un impôt sur la fortune à des droits de succession énormes et en multipliant les valses-hésitations, on s’expose fatalement à des ennuis.
Il ne changera pas d’avis s’il lit la préface de votre ouvrage, rédigée par le directeur de l’International Institute for Management Development de Lausanne, Stéphane Garelli, qui parle du « petit paradis » suisse. Un paradis perdu, vu l’étau que l’UE resserre de plus en plus autour de Berne ?
Il faut établir une distinction entre les délocalisations d’entreprises et celles de personnes fortunées. Dans le premier cas, l’Union eurropéenne a plus ou moins fait le ménage chez elle en adoptant son code de conduite, dont elle souhaite étendre le champ d’application à la Suisse. Dans le deuxième, ce n’est pas vrai du tout et elle serait mal avisée de critiquer la Suisse. D’une part, elle n’est pas compétente en la matière, d’autre part, je remarque que les grandes fortunes paient souvent moins d’impôts en Belgique qu’en Suisse.
À la fin du livre, vous vous livrez malgré tout à une « analyse politique » peu optimiste sur l’évolution du secret bancaire.
Je m’interroge surtout sur la stratégie de l’argent blanc qu’a désormais décidé d’appliquer la Suisse, sans réclamer de contrepartie, et sur la viabilité des accords instaurant un impôt libératoire anticipé qu’elle a conclus avec l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Ils sont non seulement imparfaits – les donations et successions vont poser problème – mais contestés, tant par la Commission européenne que par le Bundesrat. Je crains qu’en définitive, la Suisse se retrouve dans la même situation que Le vieil homme et la mer d’Hemingway : il ramène à bon port l’immense poisson qu’il a pêché, mais il est tellement décharné qu’il ne ressemble plus à rien. Or, ne n’oublions jamais : la finalité du secret bancaire est économique ; il ne représente pas un pilier de la démocratie, comme le prétend Berne.