La délégation luxembourgeoise, qui s’apprête à se rendre à Abou Dhabi la semaine prochaine pour la session plénière du Groupe d’action financière contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (Gafi), s’attend au pire. Le 17 février, le rapport d’évaluation du dispositif anti-blanchiment du Luxembourg sera présenté aux États membres de l’organisation intergouvernementale (le Gafi est une émanation de l’OCDE), après avoir été discuté une dernière fois avec les experts étrangers qui ont planché pendant des mois sur le rapport et dressé l’état des lieux de la lutte contre l’argent sale. Tous les États membres doivent se prêter tour à tour à ce jeu de l’évaluation de la lutte anti-blanchiment dans ses aspects les plus pratiques et non plus seulement théoriques comme ce fut longtemps le cas. Évalués, la Suisse et l’Autriche, les deux derniers dinosaures en Europe, avec le grand-duché, du secret bancaire, ont été désavoués. Les deux pays sont désormais étroitement encadrés pour mettre leurs dispositifs de lutte – jugés non conformes sur de nombreux points – au diapason des standards internationaux, au risque sinon d’être placées au banc des nations dans la lutte anti-blanchiment et d’en payer le prix fort. Le Luxembourg ne devrait pas non plus échapper à cet encadrement étroit de l’organisation intergouvernementale, au moins aussi longtemps que les remèdes correctifs n’auront pas été pris.
Si sur le plan de la théorie, le grand- duché s’est toujours assez bien sorti de l’exercice (allant même, dans les années 1990, jusqu’à s’auto-attribuer des notes maximales en termes de conformité aux standards du Gafi, ce que même les autorités américaines n’avaient jamais osé faire), en pratique et vu par les yeux des experts étrangers, le bilan de la lutte se révèle catastrophique. Par ricochet, c’est aussi le bilan de la politique me-née par le ministre CSV Luc Frieden (longtemps aux double-commandes de la Justice et des intérêts de la place financière), et son absence de pugnacité, qui est ici montrée du doigt dans le rapport.
Sur les 49 recommandations que le Gafi a émises en matière de lutte anti-blanchiment et de financement du terrorisme (quarante dans le premier domaine et neuf dans le second) et que la place financière de Luxembourg est censée avoir intégrées dans sa législation et dans la pratique, une seule s’avère être en totale conformité avec les standards internationaux, obtenant une note irréprochable, le « C », qui veut dire compliant ou conforme. La gradation des notes se décline avec les initiales identiques en anglais et en français, allant du « C » de conforme à cent pour cent au « NC » (non conforme) en passant par « LC » (largement conforme) et « PC » (partiellement conforme). Le seul « C » dont le Luxembourg peut se targuer, dans la dernière version des évaluateurs, porte sur un point relativement mineur, celui de la double incrimination. Pour les 48 autres recommandations, la notation du Luxembourg est égale, sinon même inférieure, à celle de l’Autriche qui a passé son examen dans la douleur en 2009. Ainsi sur neuf points seulement du projet de rapport, le Luxembourg applique « largement » (LC) les recommandations du Gafi, le fait seulement « partiellement » pour trente autres et pas du tout pour neuf consignes.
Si le rapport préliminaire, qui circule dans les milieux financiers et qui en est à sa deuxième version, après un face-à-face avec les évaluateurs au Luxembourg cet automne et après une première tentative des autorités luxembourgeoises d’en changer la teneur jugée trop « partiale », devait être adopté tel quel, le coup porté à la réputation du grand-duché serait rude, dans la mesure où le gouvernement a toujours affirmé que le maintien du secret bancaire était tout à fait compatible avec une lutte efficace contre l’argent sale, le premier n’étant pas opposable à la justice.
Il reste peu de temps aux autorités luxembourgeoises pour tenter de renverser la vapeur, mais les chances sont minces d’influencer positivement les évaluateurs lors du dernier face-à-face avant la session plénière du 17 février, pour qu’ils reviennent sur leurs notes et encore plus sans doute les États membres du Gafi qui auront à approuver le rapport final. « Les évaluateurs ont une grande influence et les pays membres ne font généralement qu’entériner leur rapport », explique une source proche du gouvernement, qui se lamente du « trop peu de bonne foi » dont les évaluateurs (français, belge, britannique et canadien) ont fait preuve envers le Luxembourg. On prête en tout cas l’intention à deux grands États du monde et du Gafi de se montrer extrêmement fermes et déterminés avec le grand-duché. D’où les montées d’adrénaline qui affectaient déjà, plus d’une semaine avant le grand oral, les membres de la délégation luxembourgeoise qui se rendront à Abou Dhabi (neuf en tout si personne ne manque à l’appel le 17 février prochain).
C’est toujours la même vieille rengaine : dès qu’il est l’objet de la critique, le Luxembourg l’attribue davantage à la jalousie et à la mauvaise foi de ses partenaires plutôt qu’à ses propres défaillances, qui sont ainsi pointées du doigt. S’ils ne doivent pas bien sûr courber l’échine à chaque attaque de leurs détracteurs, d’ailleurs pas toujours des plus honnêtes sur le plan intellectuel, et des donneurs de leçons de tout poil, les dirigeants luxembourgeois devraient quand même se demander si l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, et qui n’est en rien le miroir de celle que se font d’eux leurs partenaires, n’est pas déformée par le prisme de la suffisance ou d’une autre anomalie de l’esprit.
Il y a en tout cas quelque chose de contradictoire entre les difficultés à reconnaître la légitimité des attaques et l’activisme réglementaire que les dirigeants ont montré au cours de ces dernières semaines. Le projet de loi qui a introduit la responsabilité pénale des personnes morales a été adopté au pas de charge, après avoir dormi pendant des années au greffe du Parlement. Un autre projet de loi vient d’être déposé à la Chambre des députés, lié à la lutte contre la corruption dans la fonction publique, imposant un code de déontologie aux agents de l’État, notamment lorsqu’ils siègent dans des conseils d’administration. Et, cerise sur le gâteau, le 4 février, quelques jours après avoir été présenté une première fois en conseil de gouvernement, un règlement grand-ducal d’urgence, précisant la loi de 2004 sur le blanchiment d’argent, était adopté. Plus de cinq ans après avoir été ancré dans le droit, il était devenu tout d’un coup urgent de fournir aux opérateurs du secteur financier le mode d’emploi pour identifier la clientèle à risque comme les personnes politiquement exposées (PEP). Le règlement grand-ducal serait, selon les autorités, la copie conforme d’une circulaire de 2008 de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF). Le texte a été transformé en un règlement en bonne et due forme pour satisfaire les très pointilleux experts du Gafi, qui, non satisfaits d’une simple circulaire, ont jugé sévèrement l’encadrement réglementaire identifiant les clients à risque. Certains juristes pensent toutefois que le règlement du 4 février, adopté sur la base de la loi modifiée du 12 novembre 2004 sur le blanchiment, va plus loin que ce que ne le permettait ce texte. Les établissements financiers se voient ainsi imposés des devoirs de vigilance envers leurs employés au moment de leur recrutement, ce qui va probablement au-delà de ce que prévoit la loi modifiée de 2004. Aussi, au credo bien connu des banquiers du Know your customers (KYC, connaissez vos clients), s’ajoute désormais l’impératif de tout savoir, ou du moins plus que par le passé, sur ses employés.
Présentés ou adoptés à la hussarde, les textes sur la responsabilité pénale, la corruption et la vigilance accrue pour certaines catégories de clients devraient produire de l’effet à Abou Dhabi, mais sans doute pas au point de changer fondamentalement l’appréciation que se sont faits les évaluateurs. Il est trop tard pour cela. Le Gafi ne tient compte en général que des modifications législatives apportées deux mois avant la présentation d’un rapport d’évaluation en plénière. « Nous espérons pouvoir transformer des notes partiellement conformes en largement conformes », ne désespère pas un proche du dossier.
Les experts du Gafi se sont montrés suffisamment subtils – les grilles d’évaluation de l’organisation laissent peu de place à l’improvisation et à la fantaisie – pour ne pas se laisser impressionner par les apparences de parfaite conformité aux standards internationaux que donne l’arsenal luxembourgeois de lutte contre les capitaux douteux. Les évaluateurs n’ont toutefois pas été éblouis par la manière par exemple dont la CSSF, maillon clé du dispositif avec la Cellule de renseignements financiers du Parquet (CRF), mène les contrôles sur place dans les établissements surveillés, en s’appuyant davantage sur les auditeurs externes – payés par les banques – que sur ses propres équipes. C’est un des points faibles soulignés au stylo rouge par le rapport préliminaire. Ce n’est pas la première fois que des experts internationaux, appelés à examiner le système financier luxembourgeois, pointent cette faiblesse du doigt. En 2002, dernière évaluation en date du dispositif anti-blanchiment, le Fonds monétaire international (FMI) s’en était inquiété. Des remèdes avaient été proposés par les autorités luxembourgeoises pour mieux coordonner la lutte contre l’argent sale et harmoniser les procédures. Une équipe de choc, sous la houlette du ministère des Finances, avait été mise en place et un plan stratégique élaboré. Ce fut un déferlement de professions de foi et de bonnes intentions : un comité de pilotage sera ainsi instauré réunissant tous les acteurs impliqués : professionnels du secteur financier, y compris les assureurs, représentants des professions non réglementées qui sont toutefois soumis à des obligations de vigilance, ministère de la Justice et des Finances, membres du Parquet, etc.
Or, six ans après le passage du FMI que restait-il des bonnes intentions ? La CSSF n’est pas en mesure d’indiquer aujourd’hui combien de contrôles sur place sur la totalité des descentes effectuées auprès des professionnels visaient précisément la lutte contre le blanchiment. Les effectifs du régulateur ont pourtant été étoffés, après la venue du FMI, pour assurer le contrôle bancaire sans avoir à faire appel à des réviseurs.
En mai 2002, le FMI jugeait le plan d’action comme « un pas dans la bonne direction », mais tempérait son discours : « toutes les mesures envisagées doivent être intégralement mises en œuvre, et une politique vigoureuse contre le blanchiment doit être maintenue dans tous les domaines du secteur financier », écrivaient alors les experts.
Il y a eu un élan très fort du ministère des Finances avec la loi de 2004 qui fut complétée en 2008 par la transposition de nouvelles réglementations communautaires. Les premières moutures des textes sortis des ateliers de l’administration Frieden ne manquaient pas d’ambitions, mais ils furent dévoyés et leur force de frappe minimisée après leur passage devant les commissions parlementaires puis le parlement, donnant ainsi des réglementations a minima et des sanctions contre les contrevenants peu dissuasives (le gouvernement serait d’ailleurs prêt à revoir à la hausse le nombre de zéros des sanctions pécuniaires frappant les violations des obligations professionnelles). Le caractère business friendly du gouvernement prenait chaque fois le dessus.
Dès que les experts du Fonds monétaire ont eu le dos tourné et que la loi de 2004 sur le blanchiment fut adoptée (le dispositif fut ensuite complété en 2008), le comité de pilotage anti-blanchiment dirigé par Jean-Nicolas Schaus, alors directeur général de la CSSF, fut dissout et remplacé par un Comité consultatif anti-blanchiment. L’un des premiers actes posés par ce comité consultatif fut de renvoyer les représentants du Parquet, créant ainsi une sorte de chinese wall entre la justice et le monde de la régulation, alors même que les recommandations du FMI allaient dans le sens d’une plus grande formalisation des relations entre ces deux mondes. Qui peut dire si les condamnations sur le plan pénal des opérateurs, au plus haut niveau de la hiérarchie, pour violation de leurs obligations professionnelles ont eu un impact sur la poursuite de leur carrière ? La CSSF n’en fait pas publiquement le bilan.
Où en est aussi le suivi pointu et vigoureux exigé par le FMI ? À en croire le site Internet de la CSSF consulté cette semaine, Jean-Nicolas Schaus et son ancien directeur général adjoint, Arthur Philippe, à la retraite depuis avril 2009 pour le premier et 2008 pour le second, auraient repris du service, puisqu’ils figurent encore comme les principaux animateurs du groupe de pilotage. Ça sent la poussière. Comment convaincre dans ce contexte des experts étrangers, aux a priori bien accrochés, du sérieux que l’on apporte à la lutte contre le blanchiment ?
Soucieux de leur réputation, qui fait désormais partie intégrante de la stratégie de développement des affaires, les opérateurs du secteur financier et les autorités luxembourgeoises ne devraient pas seulement voir dans l’évaluation du Gafi qu’une énième attaque – forcément injustifiée – contre un pays à secret bancaire. Il faut plutôt y trouver un avertissement sérieux à changer de business model.