Il n’est même pas nécessaire de lire entre les lignes pour savoir que les Suisses entendent marcher sur les pas des Luxembourgeois, qu’ils jalousent pour l’importance qu’a prise depuis vingt ans l’industrie des fonds d’investissement, désormais deuxième au monde après celle des États-Unis en termes d’actifs sous gestion. La confédération l’a d’autant plus « mauvaise » que ses propres banques, qui ont délocalisé dans les années 1990, avec la libre circulation des produits de l’épargne collective en Europe, leurs activités de gestion et d’administration au grand-duché (également à Dublin), ont largement contribué à la croissance des fonds d’investissement made in Luxembourg. Cela dit, dans l’affaire Madoff, la banque suisse UBS et sa filiale luxembourgeoise au cœur du scandale (Land du 22 janvier) ont davantage œuvré à la démolition de la réputation internationale, jusqu’ici presque sans tache, du label grand-ducal dans la gestion collective qu’à son édification.
Le processus est-il réversible, l’avance des Luxembourgeois rattrapable? Doit-on avoir peur de cette concurrence helvétique qui ne cache pas ses intentions de vouloir cloner certains produits typiquement luxembourgeois à destination de riches investisseurs pour en importer le modèle chez eux. L’activisme suisse suscite évidemment des craintes dans la communauté financière luxembourgeoise, même si les opérateurs tentent de minimiser la portée du programme d’action ambitieux que les autorités se sont fixées pour les dix prochaines années, notamment en matière d’ouverture et d’accès aux marchés financiers européens.
Dans un document, fruit d’un long consensus entre les opérateurs de communauté financière et du Conseil fédéral helvétique, l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (Finma) a dressé en décembre l’inventaire des Axes stratégiques de la politique suisse de la place financière. Le programme ne manque pas d’ambition. Il serait temps d’ailleurs que, du côté des autorités luxembourgeoises, on prenne au sérieux l’importance d’un tel exercice à la fois prospectif et introspectif. Non seulement pour identifier les faiblesses de la Place, mais surtout pour se fixer un cap à suivre à moyen et long terme et le faire savoir. Ça permettrait d’abord de dédramatiser les sujets qui fâchent comme le secret bancaire. Ça faciliterait ensuite le travail de communication de la place financière, qui se bagarre encore avec des clichés un peu grotesques circulant sur le pays.
Tandis que le climat ambiant au Luxembourg est à la morosité et même à l’auto-flagellation et la stratégie officielle de place à l’état encore larvé (le comité de pilotage de la place financière, nouvelle formule, ne se réunira que le mois prochain, après un an d’hibernation pour cause d’absence de chef), la Suisse, aussi vulnérable que le grand-duché en raison de la forte dépendance de son économie à la finance offshore, affûte ses couteaux pour sortir renforcée de la crise et profiler ses places financières (Zurich, sixième au monde dans le Global Financial Centers Index, Genève, neuvième et Luxembourg, seizième), face à la concurrence internationale. Sous des dehors sympathiques de collaboration – la défense de la sphère privée, la fiscalité de l’épargne des résidents de l’UE et l’échange d’informations, notamment – Luxembourg et Berne ne se font pas de cadeaux, les autorités suisses étant déterminées à agir sur le cadre fiscal et réglementaire pour le mettre au niveau de ses principaux concurrents. Elles entendent aussi relancer avec l’Union européenne les négociations pour s’ouvrir les portes des marchés financiers, ce qui n’est pas possible actuellement en raison de l’exclusion des Suisses (qu’ils ne doivent qu’à eux-mêmes d’ailleurs, puisqu’ils l’ont rejeté par referendum) d’adhérer à l’Espace économique européen (EEE).
Outre la gestion privée, qui est une activité historique de la Suisse et le core business de sa place financière, le pays s’est positionné sur des créneaux dans lesquels il figure en bonne place sur la scène internationale. Il en est ainsi de la gestion des fonds de fonds. Mais sa puissance de feu n’est pas encore jugée suffisante et le marché national évidemment trop étroit pour générer une masse critique. « La place financière suisse, regrette la Finma, ne joue toutefois qu’un rôle mineur dans de nombreux autres secteurs, tel le négoce des titres ou le négoce hors bourse des produits dérivés, la gestion de fonds de placement, la gestion institutionnelle de fortune, la banque d’investissement, la banque commerciale et les services bancaires aux entreprises, ainsi que la gestion des hedge funds et des fonds de private equity ». Un rôle mineur que les Suisses attribuent aux « conditions-cadres moins bonnes que celles de la concurrence ». « C’est ainsi, lit on dans le document stratégique de la Finma, que le Luxembourg et non la Suisse s’est établi comme pôle international de négoce des fonds. En effet, ce pays offre un contexte réglementaire et fiscal plus favorable aux produits liés à des fonds ».
Les entreprises financières suisses souffrent d’un accès limité aux marchés étrangers. La tendance au protectionnisme que la crise financière a attisé aux États-Unis et dans l’UE n’a fait qu’attiser cet isolement relatif : « tout indique qu’à moins d’un accès suffisant aux marchés, la création de valeur du secteur bancaire se contracterait par rapport à aujourd’hui », souligne la Finma.
Pour renverser la vapeur, une révision de la loi sur les placements collectifs de capitaux s’impose en Suisse. L’idée est d’ouvrir le champ d’application de la loi à tous les gestionnaires de fonds depuis la Suisse : une invitation lancée aux fonds étrangers offshore. Exactement sur le modèle luxembourgeois. Les Suisses veulent d’ailleurs copier la réglementation luxembourgeoise sur les fonds d’investissement spécialisés (special investment funds ou SIF, une des dernières invention de la finance pour remplacer les holdings de la loi de 1929), qui ne s’adressent qu’à une clientèle « qualifiée » et avertie, à l’exclusion du grand public. Pour une fois que l’étranger nous envie des produits autres que la moutarde et le vin blanc.
Reste un obstacle majeur en travers de la route des ambitions suisses : l’accès au marché de l’UE. Faute d’accord bilatéral, les produits suisses ne peuvent pas être commercialisés en Europe, alors que les Suisses, plutôt bons libéraux, permettent aux produits financiers européens d’être vendus chez eux. Ils ne disposent pas en effet du fameux passeport que confère la directive européenne UCIT. Le problème pourrait d’ailleurs encore s’aggraver avec l’entrée en vigueur de la directive sur les fonds alternatifs, projet présenté en 2009 par Bruxelles. S’il devait être adopté en l’état, le texte pourrait punir les États tiers. Les autorités helvétiques parlent d’ailleurs de traitement discriminatoire, car la gestion d’actifs ne pourrait plus être déléguée à des gérants des États tiers, pour autant que les règles prudentielles de ces pays n’auront pas été déclarées « équivalentes » aux normes de l’UE. Or, signalent les Suisses, la proposition de directive ne prévoit la possibilité de reconnaître les réglementations des États tiers qu’après un délai de trois ans à compter de l’entrée en vigueur du texte. « Cela signifie que toute l’administration des fonds enregistrés dans l’UE (par exemple au Luxembourg) serait interdite à partir de la Suisse, du moins pendant une période transitoire ». On comprend mieux pourquoi les professionnels luxembourgeois se sont tant félicités de la proposition de la Commission qui va leur amener du business en plus dans l’activité des fonds alternatifs. Et pourquoi aussi ils ont tout à craindre d’un accord bilatéral entre l’UE et la Suisse qui autoriserait ses entreprises financières à se prévaloir de la libre prestation de services.
« On peut craindre un exil des gestionnaires domiciliés en Suisse, qui génèrent bien davantage de valeur ajoutée au profit de l’économie suisse que ne le font les produits individuels », note le document de la Finma. En 1992, avec le marché unique, les banques suisses ont déjà expatrié une partie de leurs activités dans la gestion collective, principalement au Luxembourg où elles sont devenues les seconds acteurs sur ces créneaux après les Américains, avec plus de quinze pour cent des avoirs des fonds luxembourgeois.
Le projet de directive sur les fonds alternatifs induit de nouvelles zones grises pour les autorités suisses qui veulent relancer les négociations avec l’UE (bilatérales), suspendues depuis mars 2003, en les limitant aux services financiers. Au peuple des Helvètes alors de faire la balance entre les avantages et les inconvénients d’un tel accord. Un jeu de quitte ou double qui inquiète et déboussole à la fois les dirigeants luxembourgeois. Ce qui explique sans doute pourquoi,lors de la visite le 8 janvier dernier à Luxembourg du président d’UBS, Kaspar Villiger, au Premier ministre Jean Claude Juncker et au ministre des Finances Luc Frieden, on a parlé de tout sauf peut-être de l’affaire Madoff.