Un travail de Bénédictin : les liquidateurs de la Sicav Luxalpha ont rassemblé une à une les pièces du mécano pour reconstituer le plus fidèlement possible les faits qui ont abouti à la disparition de près d’un milliard et demi de dollars. Ils ont livré le résultat de leurs fouilles dans l’assignation de 136 pages qu’ils ont introduite le 18 décembre dernier devant un tribunal civil, à la veille d’une assemblée des actionnaires de Luxalpha. Le texte de l’assignation vient seulement de leur être communiqué. Le Land en a également eu copie et n’a pas résisté à la tentation d’en faire le compte-rendu, avant que la justice ne fasse son travail d’épluchage, ce qui devrait prendre plusieurs mois, sinon des années. À moins que la politique ne s’en mêle et que la pression sur UBS, la banque qui fut le promoteur du fonds et en assura de multiples fonctions, souvent incompatibles entre elles, entre 2004, date de création du fonds jusqu’à sa liquidation au printemps dernier, ne l’oblige à rembourser les victimes de l’escroquerie comme la loi le veut d’ailleurs.
La venue le 8 janvier dernier à Luxembourg du président du conseil d’administration d’UBS Kaspar Villiger, qui a rencontré le Premier ministre Jean-Claude Juncker et le ministre des Finances Luc Frieden, a été entourée de la plus grande discrétion, le chef du gouvernement ayant simplement indiqué, vendredi 15 janvier lors du briefing, que ces discussions entre hommes avaient porté sur le maintien des activités d’UBS sur la place financière, après que des rumeurs aient circulé sur les intentions du groupe suisse de restructurer certaines de ses activités au Luxembourg. Une source proche du dossier a indiqué qu’il n’était pas question que l’affaire Madoff soit évoquée lors de cette rencontre.
L’assignation contre UBS et treize autres parties dont le réviseur Ernst [&] Young, le régulateur luxembourgeois et une pléiade d’administrateurs est un livre ouvert sur la manière et le sérieux avec lesquels le métier de banquier a pu être exercé au Luxembourg : les gigantesques flux d’argent ont sans doute dépassé les capacités des autorités à les maîtriser et ont montré les limites de la confiance qu’elles ont accordée aux opérateurs financiers. S’il y avait une morale à tirer du scandale Madoff au Luxembourg, ce serait sans doute l’échec flagrant du modèle qui a fait primer l’autodiscipline des banquiers sur la technique du bâton. Certains opérateurs ont abusé de la confiance un peu naïve que leur a témoignée la CSSF, longtemps arrimée à sa réputation d’autorité « business friendly ».
Cet environnement a probablement contribué à la genèse de la fraude Madoff qui s’étale sur quatre ans. Revue des fautes et des négligences qui font se demander le lecteur de l’assignation si les liquidateurs ne se sont pas trompés de juridiction, en préférant le terrain du civil (ils réclament entre autres 1,323 milliard de dollars de dommage et intérêts) à celui du pénal.
Ça avait déjà mal commencé pour Luxalpha. Ses deux promoteurs, UBS AG en Suisse et UBS S.A. au Luxembourg, constituent le fonds le 5 février 2004, mais en demandent l’agrément à la CSSF quelques jours plus tôt, le 22 janvier, qu’ils obtiennent le 8 mars avec effet au 11 février. Cette date n’est pas anodine : si la CSSF avait donné son feu vert deux jours plus tard, Luxalpha aurait été soumis immédiatement après son agrément aux dispositions de la loi du 20 décembre 2002 sur les OPC, qui interdit le cumul des fonctions de gestion des avoirs de la Sicav avec la mission de dépositaire des actifs. Le législateur s’est montré comme toujours compréhensif avec les professionnels du secteur financier : ils ont obtenu un délai de grâce pour s’adapter aux contraintes de la loi de 2002, qui transpose une directive européenne. Mais pour profiter de ce régime de faveur, les Sicavs devaivent avoir reçu leur agrément ministériel avant le 13 février 2004, soit quinze mois après le vote de la loi.Luxalpha échappera donc de peu aux nouvelles règles du jeu et tombera sous le régime transitoire, qui l’autorisait en principe à cumuler les deux fonctions jusqu’en février 2007. Bonne élève, la banque UBS se soumettra néanmoins volontairement à la loi de 2002 avant cette échéance, le 1er août 2006.
Le « côté apparent du produit Luxalpha » lui confère, selon les liquidateurs, les caractéristiques d’un « pur produit UBS », contribuant ainsi à la confiance que les investisseurs grand public vont mettre dans la Sicav et tomber dans le panneau Madoff. UBS, tout au long de la vie de Luxalpha, en sera le dépositaire, avec l’obligation de restituer leurs fonds sur demande aux investisseurs (un montant de 39,437 millions a été restitué). La banque sera aussi le gestionnaire, de sa constitution en 2004 à août 2006, passant après cette date le relais à une autre entité du groupe à Luxembourg, UBS Third Party Management Company (UBSTPM). Les deux entités assureront également les fonctions de distributeurs et agent administratif.
Cette façade fait également apparaître les sociétés Access (aux États-unis et au Luxembourg) des Français Thierry de la Villehuchet (qui s’est suicidé peu après l’éclatement du scandale Madoff) et Patrick Littaye (premier inculpé de l’affaire Madoff en France), qui assument le rôle de conseiller en gestion et serviront de relais avec Bernard Madoff. Les liquidateurs parlent d’une « communauté d’intérêt UBS Access » qui fait perdre aux différents acteurs leur indépendance et leur faculté de contrôle objectif. D’autant que derrière la façade officielle de la Sicav luxembourgeoise grand public, instrument financier qui doit offrir toutes les garanties de sécurité aux investisseurs, se dissimule un « simple véhicule d’investissement canalisant l’épargne vers BMIS », l’une des sociétés de Bernard Madoff à laquelle seront abandonnés tous les leviers de contrôle.
Luxalpha a eu trois vies occultes selon les liquidateurs : une première qui part de sa constitution en 2004 jusqu’au 1er août 2006, une seconde qui va d’août 2006 au 17 novembre 2008 et une dernière qui démarre le 17 novembre jusqu’à la mise en liquidation le 2 avril 2009.
Pour remplir sa vocation première (servir de pipeline vers Madoff), souligne l’assignation, Luxalpha « ne pouvait fonctionner ni avec un dépositaire, ni avec un gestionnaire du nom de UBS S.A. Il était donc indispensable de mettre en place derrière la façade de la Sicav luxembourgeoise avec ses intervenants dûment agréés par la CSSF, une autre structure qui correspondait aux exigences d’une gestion de fonds par BMIS ». De nombreux documents seront ainsi signés entre UBS et BMIS pour confier à Bernard Madoff les clefs de la maison Luxalpha, ce qui est contraire à la loi puisque les structures de l’Américain échappaient au contrôle du régulateur US. Or, en cas de sous-traitance de certaines fonctions, la CSSF exige qu’elles soient confiées à des opérateurs soumis à une surveillance prudentielle digne de ce nom. Aucune information sur la délégation de fonction ne figurera dans les prospectus.
Août 2006 marque la seconde vie de la Sicav qui se soumet « volontairement » à la loi OPC de 2002 interdisant le cumul des fonctions de dépositaires et de gestionnaires pour éviter les conflits d’intérêt. UBSTPM entre dans la danse et se voit transférer la fonction de gestionnaire, tandis qu’UBS conserve celle de dépositaire. Ce qui ne change rien au fonctionnement de l’arrière-boutique. Car en coulisses, UBSTPM exige dans un contrat daté du 22 septembre 2006 du co-promoteur UBS de la tenir « quitte et indemne (...) des éventuelles conséquences de la face cachée de la structure ». UBS ne peut plus se défausser : son engagement à indemniser UBSTPM en cas de perte en relation avec la gestion du fonds est présenté par les liquidateurs comme « une preuve de sa connaissance (...) du fait qu’UBSTPM n’allait pas assurer la gestion des actifs ». Les liquidateurs ont eu beau fouiller dans les archives de la banque, ils n’ont trouvé aucune instruction d’achat ou de vente de titres ou d’instruments financiers.
Troisième et dernière vie à partir du 17 novembre 2008 : Access Management (Luxembourg) prend le relais de la gestion de Luxalpha, sans rien changer à la situation de fait. « Il a ainsi existé une véritable complicité entre les différents acteurs professionnels », notent doctement les liquidateurs.
Ce jeu dangereux de prête-nom et de boîte aux lettres au service de Madoff a eu un prix. Les différentes entités d’UBS vont toucher de « très importantes commissions » pour leurs « services », de l’ordre de 83,7 millions de dollars. UBS Fund Services, pour avoir assuré officiellement la gestion comptable et administrative de la Sicav (aucune information ne lui sera jamais transmise par le gestionnaire officiel) récolta à elle seule 2,634 millions de dollars, correspondant à une commission de 0,05 pour cent des actifs par an.
Les administrateurs de Luxalpha (en majorité des employés ou dirigeants d’UBS) figurent aussi en ligne de mire des liquidateurs pour avoir fermé les yeux et s’être faits de la sorte les « complices » des promoteurs et autres intervenants. L’assignation révèle d’ailleurs qu’ils avaient pris soin, au moment du lancement de Luxalpha en février 2004, de souscrire une assurance-responsabilité civile professionnelle pour eux-mêmes et pour Luxalpha et qu’ils se sont faits remettre individuellement par Access une garantie où la société de Thierry de la Villehuchet s’engageait à les tenir « quittes et indemnes » de toute responsabilité dans l’exécution de leur mandat. Les liquidateurs les tiennent également responsables des dommages causés à la Sicav et leur réclament, comme ils l’ont fait à UBS et ses différentes entités, un montant principal de 1,323 milliards de dollars.
Cette somme est également réclamée au réviseur Ernst [&] Young, qui a touché la somme de 85 302 euros d’honoraires. L’auditeur, qui a pris soin de dissimuler la vérité dans la rédaction de ses rapports spéciaux à la CSSF, avait voulu intégrer dans les contrats soumis à Luxalpha des clauses de limitation de sa responsabilité ; ce que les responsables du fonds ont refusé à plusieurs reprises, les signataires ayant barré à la main ces clauses litigieuses.
Le régulateur a été mis en intervention dans la procédure pour faire toute la transparence sur son rôle pendant quatre ans et sur l’enquête qu’elle a menée contre UBS. Des documents, tenus jusqu’à présent secrets, devraient ainsi être mis à la disposition des liquidateurs et des actionnaires de Luxalpha. Des questions se posent toutefois sur le peu de pugnacité dont la Commission de surveillance a fait preuve dans son contrôle et les largesses d’action qu’elle a accordées au réviseur du fonds. La CSSF, ne pouvant pas tout faire elle-même, délègue une partie de sa mission de surveillance aux auditeurs, en leur accordant une confiance presque aveugle.
Les liquidateurs lui reprochent son absence de réaction dans le contrôle continu qu’elle aurait dû recevoir de la part d’Ernst [&] Young. Le réviseur n’a pas rendu dans les délais prescrits les rapports spéciaux et n’en a carrément pas rendu en 2007, ce qui n’a pas suscité d’émoi particulier chez le régulateur.
Le rôle exact de la CSSF est encore une des inconnues de cette affaire. Les liquidateurs se réservent encore la possibilité de s’interroger « sur les conditions dans lesquelles la CSSF a pu remplir sa mission à l’égard de Luxalpha ». Une assignation à l’encontre du régulateur, et donc implicitement la mise en cause de la responsabilité de l’État luxembourgeois, n’est donc pas exclue « pour le cas où des faits probants seraient portés à la connaissance (des liquidateurs) en cours d’instance impliquant la responsabilité civile de la CSSF ». On en tremble déjà.