Mektoub, my love : Canto uno est le sixième long-métrage d’Abdellatif Kechiche. Le titre, en combinant trois langues étrangères, affiche déjà le cosmopolitisme du cinéaste franco-tunisien. Aussi annonce-t-il une suite, un second chant (païen) à cette histoire évoluant sous le soleil de Sète, la ville de Paul Valéry et de George Brassens, où s’était auparavant tenu La graine et le mulet (2007).
Librement inspirée d’un roman de François Bégaudeau (La blessure, la vraie, 2011), la nouvelle fable méditerranéenne de Kechiche se déroule au cours de l’été 1994. On se rend compte, selon le point de vue que l’on adoptera, de ce que l’on a perdu ou de ce que l’on a gagné en deux décennies. Toujours est-il que les téléphones portables étaient absents, et les ordinateurs relégués dans une pièce froide du logis. Dés-appareillés, les jeunes voluptueux de Mektoub my love sont disponibles et bel et bien présents. Exhibés à la plage, en boîte ou dans la rue, leurs beaux corps indolents flattent l’œil autant qu’ils exultent le toucher. Les flots irisés nappent d’une douce nostalgie la fable estivale de Kechiche. Au travers de scènes de baignades pleines d’allégresse, le cinéaste sensualiste chante les femmes et leurs formes, tel un peintre devenu captif de son modèle.
On peut ainsi rapprocher des Baigneuses de Picasso les courbes généreuses de la belle Ophélie (Ophélie Bau), qui se trouve au cœur de toutes les rumeurs mélodramatiques. Autour de ses fesses gravitent deux cousins, Tony (Salim Kechiouche) et Amin (Shaïn Boumedine), le solaire et le lunaire. Le premier est un séducteur bien connu de la ville ; le second, venu à Sète passer quelques jours dans sa famille, se tient en retrait, se cache derrière sa timidité et ses projets de films parisiens. Là où Tony s’engage de tout son corps dans la réalité, jusqu’à brûler la vie par les deux bouts, le second peine à cacher son malaise en société. Cinéphile, Amin s’enferme en journée pour regarder des films soviétiques. Passionné de photographie, il se réfugie dans l’obscurité d’un laboratoire pour y développer ses tirages. Sa sensibilité intellectuelle semble l’empêcher de vivre immédiatement la vie, comme le fait si naturellement son cousin noceur. Amin a besoin d’un retrait pour observer le monde et du recours à des cadres pour le recomposer. À côté des sirènes échappées des flots, Amin ne refuse pas la compagnie de mannequins, en quête d’harmonie et d’idéal.
Ce dernier personnage, on l’aura compris, n’est autre que l’alter ego du cinéaste, à l’époque où celui-ci se démenait pour vendre ses scénarios à des producteurs. Il aura fallu la confiance de Jean-François Lepetit pour que soit financé La faute à Voltaire (2000), primé meilleur premier film à la Mostra de Venise. C’est cette même attitude humaniste que reproduit à présent Kechiche envers les acteurs. Chacun de ses films découvre des talents qui n’attendaient que d’être mis en lumière. Ainsi révèle-t-il au grand public la verve de Sara Forestier (L’Esquive, 2004) ou encore la grâce obscure de Hafsia Hersi (La graine et le mulet, 2007), actrice que l’on retrouve dans Mektoub, my love. Ainsi, chaque film de Kechiche constitue un engagement en faveur des forces vivantes de la jeunesse, ces forces auxquelles on ne donne pas suffisamment en France les moyens d’exister. La famille parisienne du cinéma n’a qu’à bien se tenir. De Kechiche, il reçoit discrètement une leçon méritée.