Ils le trouvent dans une posture très désavantageuse. Quand Matrena Boutouzova, la vieille gouvernante de Staline, entre ce matin-là dans sa chambre – alors qu’il avait interdit qu’on le dérange –, il est inconscient, allongé sur le tapis, son pantalon trempé d’urine. On est en mars 1953, sur la datcha privée de Staline, où le président du conseil des ministres de l’Union soviétique (URSS) avait dîné la veille avec ses plus proches collaborateurs : Beria, Malenkov, Boulganine et Krouchtchev. Dans The death of Stalin, le cinéaste et comique britannique Armando Iannucci reconstitue assez fidèlement ces faits réels – en forçant juste un peu le trait, jusqu’à ce que cela en devienne grotesque. Ainsi, il fait de ce repas une sorte de soirée de déconnade entre amis, qui boivent beaucoup et regardent des westerns ensemble, alors que Staline finalise les dernières listes de noms de gens qui seront soumis à ses purges complètement arbitraires – dont aussi des membres de son cercle rapproché. Alors, quand ses plus proches collaborateurs se saluent en partant, c’est en même temps un adieu – sait-on jamais qui survivra à la nuit.
Et puisque Staline a à tel point fait régner la terreur – on ne sait toujours pas exactement combien son règne a fait de morts, mais les historiens parlent de millions de personnes, peut-être même vingt –, il en sera victime lui-même : lorsque ses collaborateurs accourent et voient leur leader inerte (mais vivant) sur le tapis, ils ont d’abord peur de le toucher. Après des heures seulement, ils osent le déplacer sur un canapé et seul Beria, le chef de la police secrète et du NKVD (Commissariat du peuple aux Affaires intérieures), est autorisé à appeler un médecin, Staline ne leur faisant pas confiance. « Mais tous les meilleurs médecins sont soit au goulag, soit morts », s’inquiète l’un d’entre eux. La situation s’éternise et quand arrivent enfin les médecins, Staline meurt des suites de son attaque cérébrale. Voilà le point de départ de cette comédie féroce sur la violence des luttes de pouvoir, le ridicule de cette obséquiosité et du faste du système instauré par Staline.
Qui pour succéder au tyran ? Beria – excellent Simon Russel Beal – s’y verrait bien, lui qui a si bien appris à torturer et à tuer avec Staline. Il est le premier dans sa chambre, fait disparaître tous les documents compromettants, et promet à ses détracteurs qu’il a « un dossier sur chacun d’entre vous ». Malenkov (Jeffrey Tambor, merveilleusement naïf), le numéro deux du pouvoir, est le successeur naturel. Il est aveuglé par les formes du pouvoir, veut s’ériger en figure mythologique en mimant les symboles avec lesquels Staline voulait se montrer en « père du peuple » : l’uniforme, la photo avec une enfant, les apparitions sur le balcon. Mais il est complètement dépassé et ne voit pas que tout le monde le manipule, en premier Beria (en réalité, il ne restera au pouvoir que durant deux ans). Il y a aussi Khrouchtchev – délicieux Steve Buscemi, avec cet éternel regard de chien battu –, si servile au début qu’il note tous les soirs, avec sa femme, les blagues qui avaient fait rire Staline pour pouvoir les refaire, dégradé par ses pairs au rôle d’organisateur des funérailles, qui ensuite s’érige en réformateur qui n’aurait que le bien du peuple russe en tête. Puis il y a les enfants de Staline : l’incontrôlable Vassili et sa sœur, la belle et fragile Svetlana. Pendant plusieurs jours, tout ce petit peuple court dans tous les sens : Que faire ? Comment constater vraiment la mort de Staline – et les raisons de cette mort ? La scène où tous ces gens sérieux en costume et trenchcoat se chamaillent autour du cadavre, le crâne ouvert, est désopilante.
The death of Stalin est une adaptation du roman graphique éponyme de Thierry Robin et Fabien Nury, que le film dépasse en burlesque et en férocité – à tel point que Libération se dit choqué que Iannucci ose rire de tout, y compris des scènes de torture (Beria est interrompu en pleine session d’interrogation musclée d’un prisonnier politique parce que Staline est « très, très, très malade »). Mais bien sûr qu’on peut rire de tout, au pays de Charlie Hebdo, cela devrait être une évidence. Iannucci dénonce l’arbitraire du pouvoir, que ce soit en Russie soviétique, ou, peut-être aussi, aux États-Unis d’aujourd’hui ? On peut tout à fait y voir une référence à la cour de Trump, où les décisions semblent prises aussi arbitrairement qu’au temps de Staline, faisant facilement tomber en disgrâce demain les alliés d’aujourd’hui.
La comédie qui a fêté sa première à Toronto en automne, a été montrée au Luxembourg City Film Festival début mars et est actuellement en salles au Luxembourg, a été interdite en Russie en début d’année parce qu’elle est jugée « ignoble », une « raillerie insultante envers le passé soviétique ». En cause notamment la représentation du rôle du général Gueorgui Joukov, le militaire le plus décoré de l’histoire du pays, libérateur de Stalingrad et de Berlin durant la Deuxième Guerre mondiale. Chez Iannucci, il est beau, téméraire et assoiffé de vengeance – Beria a voulu remplacer l’armée par la police secrète –, un vrai personnage à la Tarantino, qui pourrait tout aussi bien jouer dans Inglorious Basterds (il est incarné avec beaucoup de verve par Jason Isaacs). Alors que Staline (Adrian McLoughin) a un côté pépère – il ressemble à Walter Matthau vieux –, pas vraiment inquiétant. Rien que cette censure hautement symbolique prouve la pertinence de la farce. Parce que, même si ce n’est pas vrai, c’est très bien trouvé et cela aurait pu se passer ainsi. La réalité est toujours plus ubuesque que la comédie.