Chez les grandes chaînes de supermarchés tout le monde a des projets. Cactus reprendra la Coopérative de Bonnevoie en avril, ouvrira un hypermarché à Esch-Lallange, installera un nouveau supermarché à Bettembourg et lorgne vers l’Est, vers les villages le long de l’A1. Lidl veut ouvrir huit nouveaux magasins « à moyen terme ». Match indique avoir « trois à cinq projets à l’étude ». Colruyt veut « compléter son installation au Grand-Duché » avec trois ou quatre nouveaux magasins. Le dernier arrivé, Monoprix, compte lui aussi vite rentrer dans une logique d’expansion, « peut-être avec une enseigne bio ». Même Naturata évolue discrètement dans une optique de croissance : « Nous sommes toujours sur le qui-vive. À chaque crise écologique ou financière, la conscience de nos clients augmente », et, avec la prise de conscience, le chiffre d’affaires. Enfin, l’année 2014 verra la résurrection de l’ex-Schlecker, ex-Dayli sous l’enseigne Meng Drogerie Plus, qui devrait reprendre les magasins les mieux situés dans les prochaines semaines.
Jusqu’ici tout va bien. Mais l’important sera la chute. Si la démographie joue en faveur de l’expansion, le contexte économique est moins rose : alors qu’en 2007, un ménage dépensait 5 220 euros par an pour l’alimentaire, aujourd’hui, ce ne sont plus que 4 861 euros. Y a-t-il une bulle des grandes surfaces ? Le point de saturation est-il atteint ? « C’est la grande question », estime-t-on chez Match. « Lorsque j’étais plus jeune je me la suis souvent posée. Aujourd’hui ? Si je le savais… », dit Laurent Schonckert, directeur de Cactus. Chaque chaîne repense son modèle d’affaires à la recherche du bon emplacement, de la taille idéale et de la stratégie gagnante.
Cactus est la seule entreprise luxembourgeoise à avoir atteint la masse critique nécessaire pour rester dans la danse avec ses concurrents géants. La firme est détenue par la famille Leesch – les quatre enfants du patriarche et fondateur de Cactus Paul Leesch, Max, Jeff, Danièle et Doris siègent au conseil d’administration. Schonckert, l’éternel jeune directeur de Cactus, n’est pas actionnaire, « juste un simple employé, le maillon le plus faible de la chaîne », comme il le dit avec un peu trop de modestie. Longtemps, Cactus, inspiré de la chaîne de supermarchés suisse Migros, qui, comme Cactus, mise sur le créneau du terroir, avait comme seule concurrente Match. En 1996, l’arrivée d’Auchan marqua un choc. « Nous pensions que c’était la fin du monde », se rappelle Schonckert.
L’année après l’ouverture d’Auchan, sous la pression des commerçants et des grandes surfaces réunis dans une curieuse alliance objective, le gouvernement céda à la tentation protectionniste en décrétant un moratoire sur les autorisations pour les surfaces commerciales dépassant les 10 000 mètres carrés. Pendant presqu’une décennie, interdiction formelle de construire un autre hypermarché. Une période de grâce pour Cactus, Auchan et Match ; du moins le pensaient-ils. Car le moratoire eut des effets pervers : le long des frontières les hypermarchés et hard discount poussaient comme des champignons.
En 2005, le moratoire ne fut pas reconduit. Six ans plus tard, le gouvernement libéralisa de fond en comble le droit d’établissement. Jusque-là, les commerçants avaient la charge de la preuve, calculs économiques à l’appui, que leur établissement n’allait pas conduire à une saturation du marché. Sous la pression de la directive Bolkestein, le gouvernement dut abolir ces tests économiques. Aujourd’hui, ils ont surtout valeur de renseignement statistique dans le cadre de l’aménagement du territoire.
« Nous n’avions que très peu de possibilités de dire non. Nos mains étaient liées. Je me rappelle une grande surface qui voulait s’établir juste en face d’une autre, à quelques centaines de mètres. En appel, devant la Cour administrative nous avons perdu », dit l’ancienne ministre des Classes moyennes Françoise Hetto-Gaasch (CSV). Le haut fonctionnaire au ministère de l’Économie Tom Theves se veut pragmatique : « C’est aux commerçants d’évaluer le risque qu’ils veulent prendre. Et personne ne s’installera si ce ne sera pas rentable ». Dans la guerre des supermarchés, l’administration est réduite au rôle de spectateur. Le marché reconnaîtra les siens.
On l’oublie souvent, mais le discret voisin belge est le deuxième investisseur au Luxembourg et les principaux ports luxembourgeois sont situés à Zeebrugge et Anvers. Pour Cactus, la concurrence est venue de Belgique : Delhaize (groupe Delhaize), Cora et Match (groupe Louis Delhaize), puis les discounts avec les branche belges d’Aldi et de Lidl et du soft-discount belge Colruyt. Pris ensemble, les discounts représentent environ vingt pour cent du marché. Si, lentement, ils prennent leur essor, leur part de marché est en-deçà du niveau dans les pays voisins. Cactus reste le numéro un (une trentaine de pour cent de part de marché, selon Schonckert), suivi par Delhaize, qui a peu à peu supplanté Match et Auchan.
« La concurrence est devenue plus rude, estime Thierry Nothum, directeur de la Confédération de commerce. Chacun espère que si le marché craque, ce ne sera pas chez lui. » L’ouverture prévue pour 2017 du second Auchan agira comme catalyseur. 80 000 mètres carrés de béton dans les près de Gasperich, dont 37 500 de surface commerciale : autant que deux hypermarchés réunis. « Ce sera un nouveau moment qui changera la donne, c’est clair », estime Laurent Schonckert, dont un des hypermarchés phares (celui de Howald) se trouve à quelques centaines de mètre du chantier de la concurrente. Sabine Müller, directrice de communication chez Match, estime qu’Auchan 2 mettra « plus d’agressivité sur le marché ». Il fut conçu au milieu des années 2000, sur des terrains appartenant au promoteur Flavio Becca, en pleine période de boom économique. Tous les indicateurs étaient alors au vert. En janvier 2014, le premier coup de pelleteuse fut donné. Entre la conception et le début des travaux, beaucoup a changé et jusqu’à son ouverture, beaucoup changera encore. Ce différé qui sépare planification et réalisation pourrait faire chavirer le tout. Le projet est tellement pharaonique que de nombreux interlocuteurs avec qui nous avons parlé étaient convaincus que l’Auchan du Kirchberg fermerait ses portes, une fois le projet à Gasperich terminé. Une option que François Remy, le directeur d’Auchan, exclut catégoriquement. Il projette au contraire d’ouvrir un supermarché à Differdange, une ville qui, d’après le Statec, dispose jusqu’ici surtout de petits commerces.
François Remy veut y croire. Le mot de passe est : évasion commerciale. Le calcul est le suivant : Si les frontaliers resteront après la fermeture des bureaux pour faire leurs courses ou déambuler à travers la galerie marchande, cela devient intéressant. Si, en plus, les Luxembourgeois cesseront d’aller à Trèves faire leurs achats (où ils dépensent quelque 150 millions d’euros par an), l’opération est gagnante. Remy évoque un « centre commercial régional » de taille critique et doté d’une zone de chalandise allant bien au-delà des frontières. Laurent Schonckert demande à voir : « Bâtir tout un modèle d’affaires exclusivement sur les frontaliers, nous ne l’avons jamais fait. Je pense qu’il s’agit de rendre la mariée plus belle qu’elle ne l’est. Et que personne ne vienne me dire que cela n’affectera pas le commerce en ville, je ne le croirai pas. »
Yves Piron, le directeur de l’Union commerciale de la ville de Luxembourg, veut éviter les polémiques. L’arrivée de la Nouvelle Belle Étoile et de ses 35 nouveaux magasins, les commerçants du centre ville n’en auraient pas souffert, estime-t-il. « En règle générale, les gens qui vont le samedi dans les grandes surfaces sont une autre clientèle, ce n’est pas une concurrence pour nous. » Quant au nouvel Auchan, Piron espère qu’il y aura « complémentarité » de marques et d’offre. La concurrente serait Trèves et non Auchan 2, estime Piron. En 2010, sa prédécesseure, l’actuelle ministre Corinne Cahen avait été plus critique, en déclarant au Land : « Le projet qui nous fait le plus peur, c'est l’aménagement du Ban de Gasperich et son gigantesque centre commercial. Bien que cela se situe sur le territoire de la Ville, ce n'est plus vraiment la ville. Les clients qui iront là-bas ne viendront plus chez nous... »
En attendant 2017, les chaînes cherchent l’esquive. Quasiment tous disent avoir trouvé abri dans la proximité. Un refuge qui risquera donc de devenir vite surpeuplé. Le retour vers le local a pris tout le monde par surprise. « Il y a quinze ans, à la fin du bail d’une supérette de proximité, la question se serait posée s’il ne valait pas mieux de simplement la fermer, dit Schonckert. Heureusement que nous ne l’avons pas fait. » De manière paradoxale, ce fut Delhaize qui tira son épingle du jeu. Pendant la durée du moratoire sur les très grandes surfaces, Delhaize passa en-dessous du plafond de 10 000 mètres carrés en misant sur des petites structures, mettant ainsi en place un vaste réseau de magasins quelques années avant que la tendance vers le local ne finisse par devenir apparente.
Aujourd’hui, les samedis après-midi en famille aux palais de la consommation font de moins en moins rêver. Cactus mise sur les Cactus marché, Delhaize sur les Proxy et Match sur les Smatch, c’est la course à qui sera le premier à occuper le terrain. Implantés dans les quartiers à forte concentration de population, cette percée des supérettes de proximité est aussi une réponse aux changements sociologiques des ménages : expatriés travaillant tard, célibataires stressés, familles monoparentales, autant de groupes de population qui préfèrent perdre le moins de temps possible et font leurs achats dans un magasin à taille plus ou moins humaine. Et ce n’est pas un hasard si ce sont les petits Cactus qui sont ouverts les dimanche matin.
Eliran Hagège, un des deux franchisés de Monoprix Luxembourg, connaît bien le marché des supérettes de centre ville. Depuis 2012, il gère deux Monoprix à Paris, l’un dans le 11e, l’autre, sous l’enseigne bio Naturalia (rachetée en 2008 par Monoprix), dans le 9e. « Tout le monde nous a conseillé de nous installer au Centre-ville. Mais le quartier de la Gare nous a mieux plu. Pour moi, c’est le quartier le plus intéressant de la ville. Ce n’est pas seulement le poumon de la ville, avec l’arrivée tous les matins de milliers de frontaliers, mais c’est aussi un melting pot. L’avenir du pays s’y trouve déjà réalisé en partie. » Dans le Paris intra-muros, Monoprix était longtemps le seul commerce de proximité, à côté des épiceries. Le repli stratégique des mastodontes du périurbain vers le centre-ville marque une mauvaise nouvelle pour ces quelques épiciers, qui, tant bien que mal, avaient résisté au tout-automobile et à la hausse des loyers ; ou, s’ils étaient propriétaires, à la tentation de vendre et de devenir ainsi euro-millionnaires.
Le marché luxembourgeois n’est pas évident à aborder : à côté du prix du foncier, ce sont les goûts bigarrés qui nécessitent un approvisionnement allemand, français, portugais et luxembourgeois. Hagège dit avoir été surpris à sa première visite au Luxembourg de l’offre « très germanique » qu’il y trouvait. (Lorsqu’il est en vacances, Hagège aime à se promener dans les supermarchés, pour avoir une impression de comment les gens vivent.) Monoprix Luxembourg collabore avec Luxlait, le grossiste la Provençale, le grossiste en fruits et légumes Grosbusch et la charcuterie Meyer. Pour son ouverture, Monoprix avait fait un peu trop de zèle : avec des centaines de fanions luxembourgeois qui décoraient le magasin, on se pensait le jour de la Libération. La période de l’affinage de l’offre avait coûté cher à Auchan qui, à son lancement, avait sous-estimé l’importance des produits locaux et omis d’offrir du lait luxembourgeois dans ses rayons. « Il nous a fallu un certain nombre d’années pour nous adapter, concède François Remy. Internationaliser les gammes, c’est compliqué. Aujourd’hui, on s’approvisionne auprès de fournisseurs Auchan de six pays. »
La carte client est l’autre face du maillage serré que les grands distributeurs tentent de mettre en place. Ainsi, Cactus a 220 000 cartes clients actifs. Laurent Schonckert assure que la chaîne ne se lancera pas dans le data mining, « Nous n’allons pas analyser les données de Monsieur Durand et arrêter de lui faire parvenir des publicités pour une promotion de vin, parce qu’il n’a jamais acheté d’alcool », dit-il. Des gérants d’autres chaînes concèdent que les données recueillies aideraient au ciblage des clients. À en croire Thierry Nothum, les grandes enseignes en seraient encore « très, très loin d’une maximalisation des possibilités du Big Data ». Or dans un marché de plus en plus concurrentiel, connaître les listes des courses et occuper les bonnes niches pourrait vite devenir une question de survie économique.