Depuis que la brèche a été ouverte, il y a cinq ans, lorsque les premières entreprises, des sociétés de participation financières pour l’essentiel, ont mis en cause tant leur affiliation obligatoire à la Chambre de commerce que le niveau des cotisations et sa base légale, ce gros paquebot du patronat luxembourgeois affronte tempête après tempête et essaye de se garder à flot. La dernière attaque en règle subie par l’organisation tourne pour une fois à son avantage : la Cour constitutionnelle, dans une série de vingt arrêts, tous identiques dans leur raisonnement et leur formulation, a jugé « conforme » un règlement interne de la Chambre de commerce l’habilitant à déterminer elle-même les modalités de calcul des cotisations de ses membres. La loi du 26 octobre 2010 avait servi de base légale à ce règlement, mais de nombreuses entreprises en contestent toujours la légalité devant les juridictions administratives. Et les recours continuent de pleuvoir toutes les semaines, comme si la législation de l’automne 2010, plutôt que d’avoir affaibli la fibre contestatrice des entreprises, l’avait au contraire encouragé. La faiblesse du dispositif législatif, qui fut adopté dans la précipitation et en seconde lecture, après l’opposition formelle du Conseil d’État, a sans doute contribué la férocité des initiatives à l’encontre des bulletins de cotisation et du principe même des cotisations et de l’obligation à financer le train de vie d’une organisation que beaucoup de chefs d’entreprise considèrent comme superfétatoire et sans grande utilité sur le plan de leur développement international. Sur le plan juridique, ce sont aussi ses « prérogatives exorbitantes » qui posent problème, dont celle de pouvoir régler elle-même la question de ses cotisations. Les juristes de l’organisation les avaient justifiées, en replaçant ses pouvoirs dans le cadre de l’autonomie budgétaire qui lui fut accordée par la loi du 26 octobre 2010. Cette loi d’habilitation lui octroyant un pouvoir réglementaire autonome, c’est-à-dire indépendant de l’exécution d’une loi, assurent ainsi ses défenseurs. Il fallait le vérifier, d’autant que le Conseil d’État avait lui-même fait part de ses plus grands doutes.
Les sages avaient en effet émis coup sur coup deux vétos sur le fait d’accorder à la Chambre de commerce le droit de se façonner ses propres règlements, comme le font d’ailleurs aussi la Commission de surveillance du secteur financier, le Commissariat aux assurances ou la Banque centrale du Luxembourg. Le débat aurait donc pu aller loin, bien qu’il y ait pas mal de différence entre les trois régulateurs et l’organisation des patrons. La Chambre des députés, lors des discussions sur le projet de loi réformant les statuts de la Chambre de commerce, n’avait d’ailleurs pas souhaité s’aventurer sur ce terrain glissant et avait préféré occulter le débat.
La Cour constitutionnelle a tenté d’y remettre un peu de sérénité. D’abord en le banalisant. Ses arrêts du 19 mars, publiés vendredi 29 mars au Memorial A, tiennent d’ailleurs sur deux pages chaque fois, comme s’il allait de soi par exemple que la Chambre de commerce était un établissement public avec des droits spéciaux qui vont avec. Or, les avocats des entreprises contestant la base légale du règlement de cotisation avaient justement cherché dans leurs recours à dénier à l’organisation patronale ce statut, du moins au sens de l’article 108 bis de la Constitution luxembourgeoise, lequel accorde un pouvoir réglementaire aux établissements publics. « La loi, stipule cet article, peut créer des établissements publics, dotés de la personnalité civile, dont elle détermine l’organisation et l’objet. Dans la limite de leur spécialité, le pouvoir de prendre des règlements peut leur être accordé par la loi qui peut en outre soumettre ces règlements à l’approbation de l’autorité de tutelle ou même en prévoir l’annulation ou la suspension en cas d’illégalité, sans préjudice des attributions des tribunaux judiciaires ou administratifs. » Pour les juges constitutionnels, la loi du 26 octobre 2010 ne fait aucun doute : « La Chambre de commerce, écrivent-ils, est un établissement public ». Et de préciser, au sujet de l’article 108 bis de la Constitution, qu’il ne posait pas de conditions au législateur pour conférer à une personne morale de droit public ce statut. Le débat est donc clos sur ce point. La Cour constitutionnelle a fait d’autres avancées et balisé le terrain, en balayant notamment la contradiction apparente, relevée par les avocats des entreprises récalcitrantes, qu’il y aurait entre la loi de 2010 et les articles 108 bis et 36 de la Constitution. Ce dernier article confère au grand-duc un pouvoir général d’exécution des lois, en lui permettant de prendre, en l’absence de tout texte légal, des règlements d’exécution pour autant qu’ils n’étendent ni ne restreignent la portée de la loi et qu’ils restent ainsi conformes « à l’esprit et à l’objet » de la loi. Le législateur, argumentent les juges, peut habiliter tant le grand-duc que des organes professionnels, et a fortiori les établissements publics « à prendre des règlements d’exécution dans des matières déterminées ». Ceci dit, nuancent les gardiens de la Constitution, « le pouvoir normatif des établissements publics est tributaire du principe de spécialité dans leur domaine de compétence et reste réservé à des mesures de détail précises, de nature technique et à portée pratique, destinées à permettre à celle-ci l’exercice, de façon autonome, d’une mission de régulation sectorielle facilitant la mise en œuvre des normes établies par la loi et, le cas échéant, le règlement grand-ducal ».
La Cour constitutionnelle considère donc que les articles 36 et 108 bis s’accommodent à la fois bien ensemble et pas si mal aussi avec la loi du 26 octobre 2010. Et tranche à la manière de Salomon : « le grand-duc et les établissements publics, explique-t-elle, ont vocation à exercer un pouvoir réglementaire concurrent (…), le pouvoir règlementaire du grand-duc se trouve ainsi restreint dans la limite du pouvoir réglementaire accordé à l’établissement public moyennant habilitation législative ». Il n’y a donc pas de contre indication : le pouvoir règlementaire accordé à la Chambre de commerce « en vue de l’exécution des lois » et en lui attribuant le droit de fixer les modalités de calcul des cotisations par son « règlement de cotisation » n’est pas contraire à la Constitution.
Le tribunal administratif peut désormais s’appuyer sur ces décisions pour renvoyer à leurs pénates les entreprises rechignant à financer le train de vie de la Chambre de commerce. La guerre n’est sans pas terminée pour autant sur le plan juridique. D’autres arguments pourraient être mis en exergue par les entreprises. De plus un recours reste toujours ouvert devant la Cour administrative et un nouveau tour de piste plutôt probable. Certaines entreprises en font une question de principe : après la taxe sur les sociétés de participation financière (soparfis), qui a doublé depuis le 1er janvier dernier malgré l’opposition que cette décision a soulevé (et que le Chambre de commerce a d’ailleurs dû reprendre à son compte dans son avis sur le projet de budget rectifié), elles se montrent peu disposées à participer à l’effort de guerre demandé à chacun pour redresser les comptes nationaux. D’autant que ce ne sont pas des sociétés du tout venant qui sont à la tête de la mazarinade : on y trouve des noms comme BIP Investment Partners, Bâloise Holding ou Glaxosmithkline, cette dernière incarnant, selon la presse britannique, ces majors de l’industrie qui se sont réfugiées au Luxembourg pour payer le moins d’impôts possible.