A priori, il peut sembler presque indécent de ne pas mettre sur cette page le portrait de la prix Nobel de la paix 1991. Une dizaine d’années, Aung San Suu Kyi a été astreinte à résidence, à Rangoun, avant d’être libérée en novembre 2010. Et dans la ville la plus importante du Myanmar, nom que le pays porte aujourd’hui, où la capitale a également été déplacée à Naypyidaw, à mi-distance entre Rangoun et Mandalay, le portrait d’Aung San Suu Kyi fleurit à tous les coins de rue, associé toujours à celui de son père, héros de l’indépendance birmane.
Le visage est fin, comme la silhouette de cette femme, d’une gravité que la vie et les épreuves lui ont imprimée, prêt toutefois à s’ouvrir et à esquisser un sourire ; opération qu’on souhaite de même au pays, qu’il devienne radieux en rapport avec ses paysages, accueillant à la mesure de ses lieux religieux. Visage d’Aung San Suu Kyi auquel s’est superposé dernièrement celui de l’actrice Michelle Yeoh, dans le film de Luc Besson, qui porte comme titre le surnom de The Lady donné à la résistante. Et ce n’est pas que sur le courageux bout de femme que le film dit vrai ; quiconque a connu l’esprit de superstition des Birmans, n’a pas été surpris d’y voir jusqu’au chef militaire suprême consulter une tireuse de cartes. La surprise a été ailleurs, lors du voyage : comment le bouddhisme s’est arrangé avec l’attitude irrationnelle et magique, comment il l’a déviée à son profit.
En décembre 2010, Michelle Yeoh avait pu rencontrer Aung San Suu Kyi. En juin dernier, les bruits sur le film ayant transpiré, elle fut refoulée à l’aéroport international de Rangoun, mise sur liste noire. Peu de temps avant, au printemps 2011, le généralissime Tan Shwe avait annoncé sa retraite. Des généraux, s’ils restaient au pouvoir, rangeaient leurs uniformes, l’actuel président du nouveau gouvernement « civil », Thein Sein, en tête. Il y a de l’ambivalence là-dedans, mais les promesses d’élections libres se font de plus en plus crédibles, et chose plus encourageante, plus concrète, les vagues successives, jusqu’à la semaine dernière, de libération de prisonniers politiques.
1 La répression avait été brutale, après la révolte des étudiants de 1988, les manifestations des moines de 2007. Et la nature s’y était mise, pour éprouver le peuple birman, avec un cyclone de force 4, le 2 mai 2008, plus de 100 000 morts, au moins deux millions de sans-abri ; le pays, hermétiquement clos, n’avait pas pu réagir aux annonces des services météo, et après l’aide humanitaire n’avait guère été la bienvenue.
Des sanctions ont été prises, en Europe, en Amérique, contre le régime autoritaire. Avec quels effets, difficile à dire, et quels désavantages pour le peuple. Des changements, aujourd’hui, s’amorcent, Aung San Suu Kyi va se présenter avec sa Ligue nationale pour la démocratie aux élections partielles d’avril prochain, signe positif, même si la prudence s’impose. N’empêche que Rangoun attire les ministres des affaires étrangères des pays occidentaux, d’Hillary Clinton à Alain Juppé, et les voisins asiatiques portent la Birmanie à leur pinacle. Et celle-ci peut y voir comme un contrepoids à l’influence chinoise ; la population, elle, a réussi à faire annuler le projet (chinois) de barrage dans le nord du pays, sur l’Irrawady.
Dans les journaux, en décembre, à la une, photos toujours de l’ancienne dissidente avec l’Américaine. Comme si toute censure était désormais tombée, comme si les militaires de la junte avaient fait leur chemin de Damas (seulement recommandable en référence biblique). Des intérêts sont en jeu, sans doute aussi qu’il existe des luttes internes, des rivalités. Toujours est-il que le comique Zarganar (un Birman va voir un dentiste à l’étranger, dans son pays il ne peut ouvrir la bouche) a été libéré en octobre, a pu justement quitter le pays.
2 Il est vrai que le nom du chef paranoïaque de la junte comportait ce mot birman. Par ailleurs, il se retrouve dans le nom de l’imposante pagode, Shwedagon, au cœur sacré de Rangoun. Et là, il est à sa place, tellement son or (c’en est la signification) illumine le ciel et l’horizon, comme le font tant de stûpas, en forme de cloche, voire une fois de sein de reine suivant une légende, dans les villes et les campagnes. Du gigantisme, comme tel immense Bouddha, couché à la manière d’une baleine échouée sur le rivage, plus irrévérencieusement, exposée à quelque fête foraine. Autour, dans d’autres endroits, retour à des dimensions plus humaines.
D’où la prédilection pour le site de Bagan, ses temples et pagodes éparpillés dans la plaine, n’attendant plus que le plus émerveillant coucher de soleil. Ou le site qui se révèle comme un Petra bouddhiste, avec les temples creusés dans les rochers, les sanctuaires ornés de vieilles statues et de fresques naïves. Quoi qu’il en soit, pas moyen d’échapper à la présence religieuse. Les monastères sont légion, moines, moinillons et moinettes (risquons le mot) donnent leurs couleurs orange et brunâtre aux rues. À les voir mendier leur subsistance, pas étonnant que cette religion prédispose à la résignation, à la soumission. Et pourtant, ils se sont révoltés, ils ont payé un prix fort.
Pareils sentiments opposés s’avèrent inévitables. La Birmanie est, après l’Afghanistan, le pays le plus pauvre d’Asie (de quoi en plus donner mauvaise conscience), et voilà que les habitants, on les dirait tous croyants, apportent leurs offrandes, recouvrent telles petites statues de Bouddha de feuilles d’or, au point d’en faire de gros boudins. Sur l’estrade, ou peut-on dire autel, un militaire surveille, tasse les billets qui sont mis dans un récipient. En bas, des femmes Pa-o avec leurs belles coiffes, elles font leurs prières à distance, interdiction pour elles de monter.
Les Birmans se ruineraient, assure-t-on. La route de l’aéroport au centre de Mandalay est bordée de tribune où l’on recueille les dons. Des calicots saluent comme il se doit la dent sacrée de Bouddha (mais il doit exister toute une collection de reliques) qui vient de Chine, partie en voyage, livrée à la vénération publique. Cadeau du voisin, passager bien sûr, et ce n’est sans doute pas faire preuve de mauvais esprit (contre ceux qui hantent le pays) que d’y voir une sorte de contre-offensive diplomatique.
3 Cela rejoint le paradis, il a dû ressembler au lac Inlé qui s’étire entre les montagnes, avec ses jardins flottants, ses pêcheurs claudicants sur leurs embarcations, et pas de déplacement dans ce paysage autrement qu’en pirogue. Deux heures et demie de trajet pour accéder à Indaing et ses stûpas du XIIe siècle, et gare à la restauration, ou dans une partie sud longtemps inaccessible, à Sankar, autrefois cité princière Shan, rien qu’un village isolé de fermiers de l’ethnie Pa-o aujourd’hui.
Il n’a pas été faux de changer le nom du pays. Si les Birmans, plus exactement les Tibéto-Birmans, sont largement majoritaires, plus de soixante pour cent, il existe d’autres ethnies au Myanmar, sept en tout et sept États donc, et depuis l’indépendance du pays, en 1948, les conflits, armés et fort meurtriers, n’avaient jamais cessé. D’un côté les rebelles et les groupes en exil (notamment en Thaïlande), leurs faits de guérilla, de l’autre l’armée et ses ripostes, accusée qu’elle est de nettoyage ethnique.
Jeudi dernier, 12 janvier, des représentants du gouvernement et des envoyés de l’Union nationale karen ont signé un accord de cessez-le-feu. D’autres règlements sont esquissés, avec les ethnies Shan et Kachin. Autre question, d’autonomie celle-là, à laquelle les autorités devront apporter des réponses, à côté de celles qui portent sur les ouvertures politique et économique. L’espoir d’un printemps birman existe, encore faut-il que les fortes pluies de la mousson ne viennent pas noyer les progrès amorcés.