La méfiance est grande. Et pour cause. Trop souvent déjà, on leur a promis des choses : « Des gens passent, nous filment, encaissent des sous et nous, on ne voit jamais rien ». L’amalgame est d’autant plus grand que les Roms de ce quartier de Niš, une ville au sud de la Serbie, ont peu de contacts avec la société majoritaire. Ils ne font pas nécessairement la différence entre les politiciens qui viennent leur promettre des changements lors de leur campagne électorale, des équipes de film ou des journalistes qui viennent enquêter sur leurs conditions de vie. Pas facile donc de briser la glace. Mais une fois qu’ils voient que nos intentions ne sont ni négatives ni fausses, ils acceptent de nous parler, même de nous inviter dans leurs maisons, qui sont plutôt des cabanes.
De janvier à octobre 2011, un millier de Roms (ils ne sont pas comptés en tant que Roms mais on sait que les Serbes et les Macédoniens arrivant sont majoritairement roms) sont arrivés au Luxembourg, 765 ont été comptés originaires de la Serbie seule, au point où les bureaux du ministère de l’Immigration avaient provisoirement fermé leurs portes tellement ils étaient dépassés par les événements. Dans une interview, le ministre de l’Immigration Nicolas Schmit (LSAP) les a même surnommés des « touristes de l’asile » (« Asyltouristen ») et le ministre des Affaires étrangères Jean Asselborn (LSAP) estimait que ce ne sont pas de vrais réfugiés.
On estime à entre dix et douze millions le nombre de Roms en Europe. La dénomination de « Roms », choisie lors du premier Congrès mondial rom en 1971, recouvre une multiplicité de populations. À part leur appartenance à une minorité face à une société majoritaire, les Roms vivant dans les différents pays d’Europe ont peu en commun. Leur contexte immédiat, les conditions de vie locales, les relations avec la société majoritaire les caractérise bien plus que les racines communes allant jusqu’en Inde, un passé souvent pleuré, des traditions parfois perdues.
« Sous le communisme, c’était mieux pour nous, affirme Kurtic que nous rencontrons à Niš, les Roms étaient souvent ouvriers dans des usines, ils exerçaient aussi des métiers, s’appropriaient non rarement des niches économiques ». Hélas, aujourd’hui, il n’y a plus de place pour eux, nulle part. Ils vivent en marge de la société. Littéralement.
À Niš, les quartiers roms se trouvent à la limite de la ville. Leurs cabanes s’ordonnent autour d’une gigantesque décharge. Celle-ci est la base de leur existence et même la raison d’être de ce quartier. Le chemin goudronné qui s’arrête devant le dépôt n’existe que depuis un an, il a été financé par des dons. Les cabanes sont des constructions faites de briques, de carton et de bois. Tout ce qu’on trouve pour boucher un trou est bon.
Les quartiers sont généralement connectés à l’électricité, « mais dès qu’on ne paie pas la facture, on coupe ». Ce qui arrive souvent. Depuis que la pompe à eau est cassée, il y a un robinet sans pression pour 1 750 personnes. « C’est inhumain de vivre comme ça. Regardez vous-mêmes ! Voudriez-vous vivre comme ça ? Ne partirez-vous pas non plus si vous viviez ici ? » nous interpellent les jeunes qui travaillent dans le « recyclage ».
Le ramassage de matériaux est devenu leur gagne-pain. Le recyclage de fer par exemple rapporte 300 dinars le kilo, c’est-à-dire trois euros. Mais « il faut marcher loin, environ trois kilomètres pour trouver autant » nous expliquent-ils. Et dans quelles conditions : le froid, l’humidité, la boue, alors qu’ils n’ont pas de vêtements appropriés. Tout le monde ici dépend de la décharge. Les femmes et les hommes y passent leur temps. Les enfants vont à l’école, mais arrêtent en moyenne après quatre ans. Dès l’âge de dix ans, eux aussi travaillent dans le recyclage.
Peu d’eau courante, pas de canalisation, les maladies hygiéniques font rage. Sans moyen pour se procurer produits du savon ou des médicaments, les enfants surtout sont souvent malades. À les voir à zéro degré sans chaussettes ni chaussures et en T-shirt, on ne s’étonne guère. Comme si ça ne suffisait pas, les rats viennent faire des incursions. Un vieux du quartier nous raconte qu’il y a régulièrement des rats chez lui : « Ils mordent les enfants ».
La désillusion et la résignation se lisent dans leurs visages. Le chômage est un problème généralisé chez les Roms et touche la grande majorité, 90 pour cent, d’entre eux, estime Mancic, qui nous accompagne à Smederevo, une ville 45 kilomètres au sud de Belgrad, la capitale de la Serbie. « On voudrait bien travailler, mais dès qu’ils voient qu’on est rom, soit à notre couleur soit au nom, ils disent qu’ils ont déjà embauché quelqu’un d’autre, explique-t-il, au point qu’on a peur de dire qu’on est rom ».
Selon les préjugés qui circulent, les Roms ne peuvent ni ne veulent travailler. Ils seraient fainéants et en plus toujours sales. C’est lourd. S’il y a sans doute des membres de la société majoritaire qui ont une attitude plus nuancée envers les Roms, les préjugés semblent être généralement acceptés comme vérité. Comme s’il s’agissait de citoyens de deuxième classe. Ce qui d’ailleurs, en pratique, est le cas.
Il y a entre 300 000 et 500 000 Roms en Serbie. On laisse une marge parce que « beaucoup d’entre eux n’ont pas de carte d’identité ni d’adresse », avance Marina du Centre for Peace and Democracy Development à Belgrad. Soit ils évoluent dans le secteur informel soit « ils occupent les postes les moins payés ».
Selon le Conseil de l’Europe, l’« anti-tsiganisme » est une forme spécifique de racisme. Les spécificités sont la persistance des préjugés, l’acceptation quasi générale de ces préjugés par la population et l’accompagnement d’actes violents. Si, nous n’avons pas été témoins d’actes violents sur place, les deux premiers points ont été affirmés.
Et l’on peut se poser la question si la qualification de « pays sûr » octroyée par le Luxembourg à la Serbie, vaut également pour cette minorité rom, qui constitue 8,18 pour cent de la population de la Serbie (selon le Conseil de l’Europe). Est-ce que l’existence des Roms en Serbie est sûre ? Est-elle garantie ? Bien sûr, nous nous situons ici dans le domaine de l’interprétation. Mais, puisqu’il s’agit d’êtres humains, ne devrions-nous pas voir dans quelle mesure cette qualification équivaut à la réalité sur le terrain ? Car les Roms de Serbie vivent exclus de la société, ils n’y ont ni de place ni de rôle. Leur vie n’est que survie dans la misère.
Le fait que le Luxembourg ait classé la Serbie sur la liste des « pays sûrs » après la levée de l’obligation de visa permet aux autorités luxembourgeoises de placer les demandeurs d’asile dans une procédure accélérée. Ils peuvent donc être renvoyés plus rapidement et… revenir plus rapidement. Pour 400 euros, nous avance une dame qui vient de rentrer du Luxembourg, on peut y aller avec le bus. Avec toute la famille.
C’est un véritable cercle vicieux dans lequel se trouvent les Roms. « Personne ne se soucie de nous, » avance ce jeune que nous rencontrons à Smederevo. C’est vrai que ce peuple n’a pas de pays, pas d’État qui assurerait une de ses fonctions essentielles, celle de protéger ses citoyens. Ils ne revendiquent pas un État, mais simplement les mêmes droits que leurs concitoyens.
La discrimination est à tous les niveaux : Les autres parents n’aiment pas voir leurs enfants à l’école avec des enfants roms, ils ne décrochent pas de boulot, on les chasse de leur terrain. En effet, Marina nous raconte une anecdote du campement « sous le pont » au centre-ville de Belgrad : Là, « on essaie de les chasser, de les pousser vers les limites de la ville ». On ne veut pas les voir.
« En plus de l’exclusion, ce que partagent les Roms de Serbie est la corruption, » avance Mancic. Les fonds européens promis arrivent rarement, ils disparaissent dans les rouages de l’administration. Au niveau de l’organisation interne aux Roms, ce n’est pas clair non plus. Des organisations décentralisées, au niveau de chaque ville, représentent les communautés roms. Mais, il y a surtout des mafias locales qui gèrent les quartiers et en volent le peu d’argent qu’il y a.
En Serbie, la vie des Roms est dans l’impasse. L’anti-tsiganisme récent n’est pas un phénomène nouveau, mais a déjà fait un demi-million de morts pendant la deuxième guerre mondiale, on doit être vigilant. Au Luxembourg, ce n’est pas si différent. L’anti-tsiganisme prend le plus souvent la forme d’un consensus sociétal qui dicte des préjugés sur ce peuple. Des peurs anciennes contre ces gens logés sous des tentes ou dans des containers ressurgissent. Avec les vagues de Roms arrivés au Luxembourg, il y a également eu une nouvelle vague d’anti-tsiganisme à la manière du Luxembourg.