« Vivre et travailler au pays », tel était le slogan des ouvriers de « Longwy la rouge » en 1979. Aujourd’hui, chaque matin, un actif longovicien sur deux traverse la frontière pour gagner sa vie au Grand-Duché. En tout, ils seraient 82 556 frontaliers lorrains, d’après les derniers chiffres du Statec. Lorsque la monoculture du fer entra en crise (entraînant la chute du communisme syndical et du paternalisme patronal), la Lorraine se muta en symbole médiatique du déclin et de l’échec. Le merveilleux destin de la place financière luxembourgeoise livrera un défibrillateur aux vallées usinières. C’est l’ironie de l’histoire : Longwy, « cette ville si marquée par la lutte des classes, survit aujourd’hui en partie grâce aux emplois fournis par un pays symbole du capitalisme », pour reprendre la formule du sociologue lorrain Jean-Luc Deshayes.
Vu de Lorraine, le Luxembourg est à la fois créateur de richesses et creuseur d’inégalités. En 2011, une enquête de terrain financée par la Région Lorraine et la Commission européenne révélait une séparation « quasi manichéenne » entre ceux qui restent et ceux qui partent. Aux yeux des intermédiaires de l’emploi, les premiers – des vendeurs, caissiers, aides-soignants ou gardes d’enfants – se retrouvent relégués « en marge du système productif », car exerçant des emplois « non-délocalisables » et peu valorisés. Par contraste, les frontaliers sont considérés comme la frange la plus qualifiée et dynamique : « le fait d’être engagé par un employeur étranger apparaissant comme le signal optimal de l’employabilité de l’individu ».
Or la traversée ne va pas de soi. Interrogée dans le cadre d’une recherche sociologique (publiée en 2004 sous le titre Compétition généralisée, déclassement et conversions politiques), une quadragénaire décrivait ainsi ses angoisses lorsqu’elle a commencé à travailler dans le secteur du nettoyage au Luxembourg : « Oui, j’y étais… mais vraiment… perdue. Le jeune de 20 ans (…), il rentre dans la vie active, vous le lâchez dans le Luxembourg, au bout de quinze jours il va partout. Arrivée à un âge, quand vous avez été mère au foyer et que vous avez arrêté de travailler pendant vingt ou vingt-deux ans, quand vous reprenez comme ça, c’est pas facile. (…) Je me suis dit : ,Mais qu’est-ce que je fais là ?’ (…) Moi, arrivée à 44 ans, partir au Lux comme ça, c’est pas évident ! »
Ce nouvel ordre social, s’inscrit dans le territoire. Tout le long de l’A31 et jusque dans les derniers interstices ruraux à proximité de la frontière, des archipels pavillonnaires aux noms bucoliques (« Les champs dorés », « Les jardins du Maréchal », « Le domaine de Colombier ») ont émergé (d’Land du 5 avril 2013). Dans sa thèse soutenue en 2013, le géographe Lanciné Diop avait parlé de « jeux sur la frontière » avantageant d’abord les grands promoteurs immobiliers qui y réalisent des « opérations juteuses ». Les prix flambaient et dès 2006, un journal régional titrait : « un ,vrai Lux’ de se loger ». Même la proximité des réacteurs fissurés n’a pas arrêté l’engouement. Sur la dernière décade, le village de Cattenom s’est muté en une des localités les plus chères de Moselle, quitte à vivre à l’ombre de la centrale. (Le président du Conseil départemental de la Moselle Patrick Weiten, considère que « ça, ça ne gêne personne, les gens sont très pragmatiques ». Et de souligner la proximité de la frontière, ainsi que les emplois, les recettes fiscales et l’énergie « moins chère » liés au nucléaire.)
Sur le terrain, l’afflux des jeunes cadres dynamiques a créé de nouveaux déséquilibres. Happés deux heures par jour par les transports (et ne bénéficiant pas de la semaine des 35 heures), les nouveaux résidents risquent de transformer les communes en cités-dortoirs. « Ils ne s’investissent pas dans la vie associative, par contre ils sont très consommateurs de services publics ; or sans donner de contreparties », déplore ainsi la conseillère départementale Michèle Bey (PS), élue à Florange. De l’internet très haut débit aux horaires des garderies d’enfants en passant par les équipements culturels et sportifs, comment financer ces services de proximité ?
Entre « autochtones » qui n’ont rien à monnayer sur le marché du travail luxembourgeois et nouveaux résidents au pouvoir d’achat élevé, la cohabitation ne va pas de soi, malgré une longue tradition d’accueil dans les villes du fer et du charbon. La misère sociale coexiste avec les « lotissements-ghettos ». La détresse financière des uns est dissimulée par le revenu moyen tiré vers le haut par les salaires des autres. Un lissage statistique qui exclut de nombreuses communes d’aides d’État. Michel Liebgott, député-maire de Fameck, dit ainsi constater une « vraie tension » sur le marché immobilier : « J’en reçois toutes les semaines qui ne trouvent plus où se loger. Dans les villes sidérurgiques, le bâti se fait vieux, les propriétaires sont souvent partis au sud et les populations les plus exposées se trouvent face à des marchands de sommeil. » La pression sur le marché est montée d’un cran avec l’arrivée des « frontaliers atypiques », ces résidents luxembourgeois s’installant de l’autre côté de la frontière. Il y a cinq ans, le Ceps avait estimé leur nombre à 7 715 et une nouvelle étude est actuellement en cours. Mais le mouvement semble se tasser, les « Hecke-Lëtzebuerger » se rendant peu à peu compte des coûts cachés de leur déménagement outre-frontière.
L’imposition sur la masse salariale se faisant au Luxembourg, le phénomène frontalier a creusé le manque à gagner fiscal des communes lorraines. Alors que l’industrie périclite, les seules taxes qui peuvent être prélevées au niveau communal sont les taxes d’habitation et foncières. Et, à l’inverse des communes frontalières wallonnes, aucun système de compensation n’a été mis en place entre la France et le Luxembourg pour pallier les pertes de recettes. L’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) oppose le Luxembourg à l’agglomération de Genève, très gourmande elle aussi en travailleurs frontaliers. Une comparaison qui ne joue pas en faveur du Grand-Duché. Car le canton suisse reverse, via un mécanisme de solidarité, une compensation aux régions limitrophes, « au vu des charges supportées par certaines communes françaises liées au travail frontalier ». Si le Luxembourg a investi une trentaine de millions d’euros dans des projets situés en partie de l’autre côté de la frontière (contournement de Belval et lignes de bus), ces sommes seraient, d’après des calculs de l’Insee, trente fois moins élevées que celles versées par le canton de Genève.
L’idée de la « Grande Région » finance une pléthore d’experts et a produit des milliers d’heures de discours officiels plus ou moins creux. En gros, il y a deux manières d’aborder le sujet : celle de la coopération (win-win) et celle de la concurrence (compétitivité). Christian Wille, chercheur à l’Université du Luxembourg, avait tenté de nommer l’espace intermédiaire et son ambivalence en inventant le néologisme allemand de « Kooperenz ». Rachid Belkacem, maître de conférences en économie à l’Université de Lorraine, évoque des « doubles dépendances ». Quant aux historiens constructivistes de l’Uni.lu, ils analysent la Grande Région comme antidote au complexe d’infériorité territoriale ; « a boost for Luxembourgian self-representation » : « While constructing the Great Region as a new ,homeland’ or at least as a self-contained entity, they maintain Luxembourg firmly in the centre of attention » (Inventing Luxembourg).
Parmi les responsables politiques mosellans contactés, aucun ne se hasarde à une critique du Luxembourg et de son modèle d’affaires. « Je ne suis pas insensible à la question idéologique, mais, au quotidien, il faut rester pragmatique », dit ainsi Michel Liebgott. « Sans les milliards de revenus des frontaliers, la région lorraine aurait été sinistrée », affirme de son côté la députée-maire de Thionville Anne Grommerch (UMP).
La force d’attraction du Grand-Duché limite les perspectives du développement économique local. Rachid Belkacem préconise une « économie résidentielle qui tranche avec le passé industriel de ce territoire ». Lisez : des crèches, maisons de retraite, centres commerciaux et terrains de golf sur les anciennes friches ; en gros, toute activité économique enracinée sur le territoire qui ne risquera pas d’entrer en concurrence avec le petit voisin futé, tout en permettant de capter un maximum des salaires versés au Luxembourg. Les responsables politiques mosellans se veulent plus volontaristes. Pour justifier leur optimisme, ils évoquent les travaux de rénovation sur la centrale nucléaire de Cattenom, l’extension du port fluvial d’Illange, la soixantaine de nouveaux emplois promis par Arcelor-Mittal et les investissements que PSA fera dans sa fabrique de moteurs à Trémery, à mi-chemin entre Thionville et Metz. L’image de « l’industrie crépusculaire » fait oublier trop rapidement que, malgré ses cicatrices, la Lorraine garde un des tissus industriels les plus développés de France.
Face au Luxembourg, le seul avantage compétitif est peut-être l’accès au foncier. Lorsque Toyota cherchait 500 hectares pour s’installer au Luxembourg, le gouvernement dut déclarer forfait, n’ayant pas réussi à dégotter des terrains disponibles. Une histoire qui vient de se répéter avec le data center de Apple. La force du projet Itec-Terralorraine, censé attirer les commerciaux de milliers de PME chinoises dans le patelin lorrain d’Illange, pourrait justement résider dans sa mégalomanie (voir ci-contre).
Vue de Lorraine, l’économie luxembourgeoise a des airs de passager clandestin. Elle aspire les salariés qualifiés et diplômés sans en supporter les coûts de formation. « Trouver un stage au Luxembourg, c’est le grand objectif des jeunes aujourd’hui », remarque l’élue Michèle Bey, qui est également directrice d’une école maternelle à Florange. Or la tentation luxembourgeoise porte en creux le risque d’un processus de déqualification. « Un chaudronnier peut accepter un emploi de pizzaïolo, une fois franchie la frontière », notait le Centre de ressources frontaliers Lorraine en 2011. Il y a quelques années, Laurence Parisot, alors présidente de l’organisation patronale Medef, avait fustigé un « assèchement » de l’économie lorraine. Le patronat lorrain a du mal à fidéliser ses employés, qui lorgnent vers les salaires luxembourgeois. Difficile dans ces conditions d’assurer la pérennité de l’entreprise. Michel Liebgott prend le contre-pied de cet argument : « Prenez les boulangers dans les hypermarchés près de la frontière : ils sont mieux payés que leurs collègues de la France de l’intérieur. Est-ce forcément négatif ? » La proximité avec les salaires luxembourgeois confère un autre pouvoir de négociation aux salariés, un renversement de la logique du dumping social.
« Réservoir », « gisement », la lexicographie l’indique : le travail des Lorrains fournit le carburant à la machine à produire de la croissance luxembourgeoise. Or, déjà le « peak frontaliers » se profile. Car, à l’avenir, l’économie allemande risquera de divertir une partie des flux lorrains. L’évolution démographique, combinée à la force d’attraction de Cologne et de Francfort, fera naître des pénuries en main d’œuvre dans la Sarre et en Rhénanie-Palatinat d’ici quelques années (d’Land du 31 janvier 2014). La concurrence pour la précieuse ressource capital humain se fera plus rude. « Comment répondra-t-on à nos propres besoins ,lorrains’ ? », s’interrogeait l’Agence d’urbanisme et de développement durable (Agape) en octobre 2013.
En mars, lors des départementales, un Lorrain sur trois a glissé un bulletin FN dans l’urne. Fait étonnant, entre les bureaux de vote des nouveaux quartiers et les autres, aucune différence notable n’a été enregistrée : les frontaliers votent autant FN que les autres. Cela peut paraître paradoxal, car le programme politique du parti d’extrême droite prône « la remise en cause des accords de Schengen sur la libre circulation des personnes » et exige que « la France reprenne le contrôle de ses frontières ». « J’ai expliqué aux réunions publiques que si le FN gagnait, la seule profession à revenir à la mode serait celle du douanier », dit Patrick Weiten qui, au second tour, s’était allié au PS pour assurer le « front républicain ». (Une stratégie gagnante ; aucun élu frontiste n’a réussi l’entrée au Conseil départemental.)
À l’ombre de la cathédrale de Metz, au dernier étage de l’Hôtel du département, derrière un sas et une porte capitonnée, se trouvent les bureaux du président du Conseil départemental de la Moselle. Réélu haut la main, le centriste, héritier de la démocratie-chrétienne et du « particularisme mosellan », Patrick Weiten a l’air content de lui-même. Accompagné de son directeur du cabinet et de son attachée de presse, il chante les louanges des ministres luxembourgeois et disserte sur un de ses sujets favoris, Robert Schuman (« Ce sont les hommes des frontières qui ont fait l’Europe »). Or, ce déploiement solennel cache mal son impuissance. Car les décisions se prennent à une heure de TGV de là, à Paris.
Sur un point le centriste Weiten, le socialiste Liebgott et l’umpiste Grommerch tombent d’accord : la Commission intergouvernementale franco-luxembourgeoise ne sert pas à grand-chose. Les réunions se tiennent tous les ans (la prochaine est fixée pour fin mai) et rassemblent, côté français, le ministre des Affaires européennes, les préfets, députés et responsables locaux, ainsi que, côté luxembourgeois, les ministres compétents accompagnés de leurs hauts fonctionnaires. Les conclusions sont quasiment écrites à l’avance ; un pur acte de diplomatie bilatérale. Pour les Luxembourgeois, il n’est pas évident de retrouver leurs homologues dans le dédale des cabinets ministériels, départementaux et régionaux. « On n’a même pas le pouvoir de faire circuler un bus entre la Moselle et le Luxembourg », se désole Weiten qui revendique « le droit à l’expérimentation » au niveau de la Grande Région. « À Paris, on ne se préoccupe pas de la thématique frontalière. Ça ne les intéresse pas. Je leur dis : ,Laissez-nous faire, on connaît notre territoire’ », s’exclame Anne Grommerch. Ce qui reviendrait à court-circuiter le centralisme parisien.
À considérer la Grande Région sous l’angle compétitif, le Luxembourg dispose d’un avantage imbattable : il peut monnayer sa souveraineté. Selon l’édition 2015 de Paying Taxes, compilé par PricewaterhouseCoopers (PWC), le taux d’imposition global est de 20,2 pour cent au Luxembourg. En France on atteint les 66,6 pour cent. En 2011, PWC s’était penché sur les charges sociales : pour atteindre un salaire net de 3 000, une entreprise devait payer 3 473 au Luxembourg et 4 241 euros en France. L’économiste et député DP André Bauler l’avait souligné il y a seize ans : « Seul un État souverain – et non un département, une province ou un canton – peut octroyer de tels atouts législatifs qui, malgré leur caractère artificiel et, partant, précaire, sont des générateurs de richesses. »