« Je voudrais qu’un homme, un seul, me comprenne. Et je voudrais que cet homme, ce soit vous ! » est la première phrase qu’écrit Bernard Alavoine dans une longue « lettre à son juge ». L’homme en costume noir impeccable, qu’on connaissait comme médecin tout ce qu’il y a de plus respectable à Bruxelles, vient d’être arrêté pour crime passionnel : il a tué Martine, l’amour de sa vie, pour la posséder. « Je l’ai rendue heureuse, affirme-t-il à la fin de sa lettre. Je l’ai libérée de ses fantômes ! ».
Lettre à mon juge est un roman de Georges Simenon, publié en 1947 ; mardi dernier, le Théâtre des Capucins en accueillait l’adaptation pour la scène réalisée par Koen Tachelet et Jeroen Versteele pour une mise en scène de Johan Simons au NTGent (en 2009), avec Franck Focketyn seul en scène dans le rôle d’Alavoine. Au lieu de déranger, son français hésitant ajoute d’ailleurs une couche de sens à son interprétation spartiate.
Johan Simons, metteur en scène politique et radical, utilise peu de moyens pour mettre en exergue les personnes, démontrer la trame de cette vie qui mène vers le drame. Au début, le docteur à l’ascension rapide – son père, paysan alcoolique, s’est suicidé « parce qu’il avait ce désir de quelque chose qu’il ne pouvait pas atteindre » –, fait tout pour plaire à sa mère : les études, le premier mariage avec la fille du médecin dont il avait repris le cabinet, deux enfants, un deuxième mariage avec la nounou des enfants après son veuvage. Bernard Alavoine est respectable, a du succès, appartient désormais à la même bonne société que son juge – et il est malheureux dans ce cadre de vie dans lequel il étouffe. C’est alors qu’il rencontre Martine, qui n’est même pas particulièrement belle, mais fascinante par les démons qui l’ont marquée au fer rouge, ces hommes qui l’ont possédée et blessée. Entre eux, c’est l’amour fou, « l’amour absolu » même. Il la fait habiter au foyer familial, « est-ce démoniaque ? non ! » écrit-il, jusqu’à ce que cette double vie lui devienne insupportable, ils fuient à Paris, dans un huis clos de plus en plus passionnel et exclusif – jusqu’au drame final.
Franck Focketyn est en costume pour raconter la première partie de son récit, avec juste un projecteur devant lui. Son visage plongé dans la lumière crue qui vient d’en bas est démoniaque, on connaît ça par les jeux d’enfants à la lampe torche, les mains passées dessus font croire en un feu de cheminée... Les moyens sont si simples, son histoire si banale, son cheminement intérieur si évident – et malgré tout, le drame n’a pas pu être évité. Dans la deuxième partie, il tombe la veste, le panneau qui fit fonction de plafond descend de l’horizontale à la verticale, réverbérant la lumière, mais aussi le sol en planches de bois brutes ou le public lors de sa descente. Le chausse-trappe se referme, le docteur est pris dans le piège de sa vie si respectable, des attentes que sa mère, sa femme, ses enfants, la société toute entière ont envers lui. En marcel noir, les muscles apparents, il affirme désormais son désir, son côté charnel.
Franck Focketyn, dont c’est le premier solo, est génial dans le doute et la rage de l’homme qui ne s’est jamais senti libre durant les quarante premières années de sa vie. Gonflé à bloc, il ne regrette rien de ses choix, sinon de ne plus posséder Martine. « En chacun de nous, dit-il dans une interview citée dans le programme, il y a une Mère Teresa, un Hitler et toute la gamme entre les deux. » Son Bernard Alavoine le démontre majestueusement.