Sophiatown, 1955 : la grande Histoire s’écrit dans ce quartier de Johannesburg en Afrique du Sud, un des rares quartiers du pays où habitants noirs et blancs vivaient encore côte-à-côte. On y danse, on y chante, on y fume, on y aime librement. Puis le gouvernement fait raser ce quartier populaire et déplacer de force 65 000 résidents noirs vers le ghetto de Soweto. « Mais même en temps de guerre, la vie quotidienne doit continuer, » affirme Philemon (William Nadylam) en introduction de The Suit, la pièce écrite juste à cette époque-là par l’auteur sud-africain Can Themba, avec l’espoir qu’elle lui apporte gloire et argent. Or il n’en fut rien, Can Thema dut s’exiler au Swaziland voisin et ses œuvres furent bannies dans son pays – jusqu’à ce que Mothobi Mutloatse et Barney Simon réhabilitent sa pièce au Market Theatre de Johannesburg dans les années 1990, après la fin de l’apartheid. C’est là que Peter Brook découvrit la pièce et l’adapta en français en 1999, version qui tourna pendant de longues années – et fut entre autre programmée au Grand Théâtre lors de sa réouverture il y a dix ans.
Sophiatown, 1955 : Philemon, secrétaire dans une étude d’avocats, aime Matilda (Nonhlanhla Kheswa) – ils sont jeunes, ils sont beaux, ils semblent insouciants, ils ont la vie devant soi. Philemon raconte la joie de vivre dans le quartier, malgré le dépouillement matériel – une toilette pour quarante habitants, des bus bondés... Il raconte l’amitié et la beauté de sa femme, qu’il trouve presque trop belle pour lui. Son rituel du matin, le bain, le petit déjeuner qu’il prépare affectueusement et qu’il apporte à sa femme, encore au lit, avant qu’il ne parte travailler. Il raconte tout ça avec des mots simples et maints détails, dans un décor spartiate : quelques chaises colorées, des portants de vêtements tout simples, autant d’accessoires qui délimitent les espaces et définissent les entrées et sorties des acteurs sur le minuscule plateau de jeu (un peu perdu sur la grande scène du Studio du Grand Théâtre).
Mais soudain, l’éclat de rire se transforme en tragédie : Maphikela (Jared McNeill) vient d’avertir Philemon qu’un jeune homme rend tous les matin visite à Matilda. Le chemin du retour dans un bus tout aussi bondé qu’à l’aller n’est plus joyeux mais douloureux, la présence de la foule devient insupportable pour Philemon. Sans aucun autre aide que le portant de vêtements et son propre corps, William Nadylam fait naître ce théâtre du dépouillement, son « naturel propre » comme le formula Peter Brook dans une interview. Arrivé chez lui, il découvre effectivement un homme en sous-vêtements dans le lit de sa femme. L’homme prend la fuite, laissant derrière lui son costume. Pourtant, au lieu de punir Matilda, au lieu de crier et de s’emporter dans la violence, Philemon reste calme et impose une vengeance autrement plus cruelle à Matilda pour son infidélité : qu’elle chérisse désormais ce costume, qu’elle le convie à tous les repas, qu’elle le nourrisse et s’occupe de lui comme d’un invité privilégié auquel on doit l’hospitalité.
Au début, Matilda a l’impression de l’avoir échappé belle. Elle s’occupe du costume, en joue même. Mais peu à peu, il lui pèse, quand ils sortent se promener par exemple, et qu’elle doit le porter bien ostensiblement dans ses bras – à tel point que le père de son ancien amant reconnaît même le costume. L’objet devient le symbole de sa faute, ne jamais pouvoir le ranger synonyme que le pardon lui est interdit. Cela la tuera, au sens propre comme au figuré. Pourtant, il faut pouvoir « oublier et pardonner » avait encore imploré Maphikela quelques heures avant que Philemon ne trouve sa femme morte dans son lit.
Le théâtre de Peter Brook est poétique autant qu’il est politique, il est humble et majestueux en même temps. Dix ans après le version française, cette nouvelle adaptation réalisée avec Marie-Hélène Estienne et le musicien Franck Krawczyk est encore plus spartiate, plus dépouillée que la première. Les acteurs sont époustouflants de légèreté tout autant que de gravité. La musique est omniprésente, les musiciens constamment sur scène, participant au spectacle comme figurant ou jouant des airs, de Schubert à Billie Holiday, et sincèrement, quand Nonhlanhla Kheswa chante Forbidden Games ou Malaika de Miriam Makeba, a capella en plus, on en a la chair de poule. The Suit regorge d’idées de mise en scène originales, comme celle de faire intervenir le public en invitant quelques spectateurs à participer à la fête organisée par Matilda. Un public jeune et international dont personne ne resta insensible au charme du spectacle.