L'enjeu du plan hospitalier restera a priori politique. Le moratoire dé-crété, au lieu de favoriser une mise à plat intégrale de la politique en matière hospitalière et de santé au Luxembourg, risque de prolonger le caractère éminemment politique des différentes mesures législatives votées à la va-vite, juste avant l'échéance électorale, par l'an-cienne majorité. Cependant, un nouveau pôle hospitalier en train de naître, constitué du Centre hospitalier de Luxembourg, de la clinique d'Eich et de la clinique Ste Thérèse, pourrait renvoyer le ministre à ses études. Car les finalités du nouveau plan hospitalier, s'il respecte les critères édictés par le ministre, pourraient ne plus servir les intérêts poursuivis par les partis de coalition.
Le nouveau ministre libéral de la Santé, Carlo Wagner, tâche pour l'instant de donner l'impression d'une restructuration complète du paysage hospitalier luxembourgeois : moratoire, élaboration d'une nouvelle carte sanitaire (qui sera présentée mardi prochain, juste avant le débat sur le plan hospitalier au Parlement), incitation aux établissements hospitaliers de faire part de leurs idées de synergie respectivement de projets de développement à terme... En fin de compte, aussi diversifiés que les projets et considérations examinés puissent être, l'équation de base du nouveau plan hospitalier aura comme éléments fondamentaux la clinique congréganiste du Kirchberg (CCK) et le Centre de rééducation fonctionnelle et de réadaptation (CRFR). Là se trouvait déjà la clef de voûte du plan hospitalier tel qu'envisagé par le gouvernement chrétien-social/socialiste. Le site du CRFR avait à l'époque été décidé à Dudelange (dans la région du Sud, la majorité des communes sont gérées par les socialistes) et le projet de la CCK, avec l'appui de l'archevêché et du Parti chrétien-social (PCS), avait reçu le feu vert malgré les incertitudes du cadre général dans lequel il devait se placer. Ce marchandage : « je te donne le CRFR, tu me laisses le CCK » est maintenant réapparu dans une nouvelle constellation de partenaires.
Le parti libéral (PDL) se démène depuis les débuts du projet pour que le CRFR soit situé à Hamm, sur le territoire de la Ville de Luxembourg. La capitale ainsi que la région du Centre sont les bastions électoraux du PDL. Or, le site choisi de Dudelange-Frankelach est directement concerné par le moratoire alors que le CCK ne l'est que partiellement. La construction cette clinique, bien que les attributions médicales ne soient pas encore définies, a été autorisée en dernière minute par le ministre, socialiste, Georges Wolfahrt. Pour le PCS, le CRFR avait déjà servi de monnaie d'échange pour négocier le CCK avec les socialistes, il resservira pour faciliter un accord avec les libéraux.
Le PDL avait imposé le moratoire lors des négociations de l'accord de coalition. La finalité de cet acharnement était et est toujours le rapatriement du CRFR à Hamm. Au sein du PCS, cette décision n'a pas fait l'unanimité. Si les membres et candidats de la circonscription Sud soutiennent avant tout le site de Dudelange-Frankelach pour le CRFR, d'autres redoutent une remise en question du projet de la CCK par un nouveau plan hospitalier. Mais comme il est peu probable que le PDL renonce au CRFR et que la priorité absolue pour le PCS consiste à réaliser le CCK, le tour semble joué.
L'avenir du plan hospitalier se jouera donc principalement au Centre. La région du Nord n'est presque pas concernée par le moratoire : la clinique St Louis à Ettelbrück, actuellement en reconstruction, est le seul établissement dont l'ensemble des projets bénéficient de l'autorisation ministérielle. Au Sud, à part la réorientation des hôpitaux de Differdange et de Dudelange, c'est surtout le CRFR, se trouvant en relation directe avec l'évolution de la situation hospitalière au Centre, qui est concerné.
La façon de procéder ministérielle pourrait cependant contrecarrer les velléités du PDL et du PCS. Le ministre vient de réaffirmer sa volonté de baisser la proportion de lits aigus à cinq pour mille habitants. Simultanément, il a fait réaliser une nouvelle carte sanitaire - sorte de constat instantané de la situation médicale et administrative des établissements hospitaliers - qui devra servir de base pour élaborer le nouveau plan hospitalier. Il a incité les hôpitaux et cliniques de lui communiquer leurs plans de développement, de même qu'il leur a « conseillé » de étudier/proposer/réaliser eux-mêmes des synergies. À défaut, celles-ci seraient imposées par le ministère. Finalement, le nouveau plan hospitalier ne devrait se baser que sur des critères de qualité et d'efficacité.
Le Centre hospitalier de Luxembourg (CHL) - qui regroupe l'hôpital de la Ville de Luxembourg, la maternité grand-ducale et la clinique pédiatrique de l'État - vient maintenant de prendre les devants. En 1994, le CHL avait conclu un accord de coopération avec la clinique d'Eich (clinique privée, administrée par la Fondation Norbert Metz) qui a fonctionné à la satisfaction des deux partenaires. Reprenant au pied de la lettre les recommandations ministérielles en ma-tière de synergies, le CHL et la clinique d'Eich viennent, il y a plusieurs jours, de signer un deuxième accord qui prévoit, à terme, de pourvoir les deux établissements hospitaliers d'une structure d'exploitation commune. Cet accord permettra à une « petite » clinique comme celle d'Eich de continuer à exister sans être déclassée, en même temps que les moyens médicaux du CHL se trouvent renforcés. Cette synergie est à considérer comme suite logique de l'accord de coopération signé voici six ans.
Le fait que la clinique Ste Thérèse (Zitha), clinique congréganiste, compte se joindre à cette constellation est, au contraire, une surprise.
Bien que partie prenante pour la CCK, au début du projet, au sein de l'Association des cliniques congréganistes du Luxembourg, la Zitha a vite fait de déchanter - estimant le projet trop mégalomane pour être cautionné sur le plan médical. De plus, la Zitha était la seule clinique congréganiste a avoir effectué régulièrement des investissements substantiels et voyait d'un mauvais oeil les cliniques Ste Élisabeth et St François (clinique Sacré-Coeur) l'intégrer dans une structure où ces dernières seraient seules aux commandes. La rupture entre les cliniques congréganistes consommée, la Zitha se trouvait dans une situation étriquée. Car quelle que soit le profil du prochain plan hospitalier, sans synergie, l'autonomie comme hôpital proposant une large palette de services médicaux n'était plus garantie.
Ayant répété ses doutes quant au projet médical de la CCK, la Zitha a ainsi opté pour un rapprochement avec la Santé publique en signant, début février, une déclaration d'intention avec le CHL. Ce rapprochement est marqué par une politique des petits pas. La collaboration envisagée entre le CHL et la clinique d'Eich d'un côté et la Zitha de l'autre se limitera dans un premier temps aux domaines administratif et infrastructurel (centrales d'achat, gestion pharmaceutique et autres) avant de s'étendre au médical. À terme, une structure commune est envisagée.
Le rapprochement soulève un bon nombre de questions qu'il s'agira de régler (pour n'en citer que deux : statut du médecin : libéral à la Zitha et à Eich, mais salarié auprès du CHL ; statut d'établissement public du CHL devant offrir l'ensemble de services médicaux) avant que la coopération sera vraiment effective. Mais comme aucun des partenaires n'a vraiment le choix, la naissance d'un pôle hospitalier incontournable s'annonce. Aussi bien la Zitha que le CHL sont, selon les indications quantitatives et qualitatives recueillies par l'Union des caisses de maladie, les premiers de classe en matière hospitalière ; loin devant leurs concurrents congréganistes à Luxembourg Ville.
Le nouveau pôle hospitalier - Zitha, Eich, CHL - atteindra une capacité de quelque 900 lits. Si le ministre veut dès lors respecter la norme de cinq pro mille en lits aigus, la construction nouvelle de quelque 350 lits au Kirchberg amènera inévitablement la suppression de lits surnuméraires dans une tierce structure dans la région du Centre. Ce qui a priori va au détriment du nouveau pôle naissant, la qualité - en médecine - allant de paire avec la quantité, c'est-à-dire des interventions à réaliser. Jusqu'ici, un des points faibles de la médecine luxembourgeoise est le nombre très réduit de certaines interventions dans certains établissements.
Surtout pour la clinique Ste Élisa-beth, la réalisation de la CCK est cependant d'un intérêt vital. Dans le cadre de l'« affaire d'hépatite C » à la clinique longeant le Parc municipal, aussi bien la direction de la Santé que les enquêteurs judiciaires ont fait rapport d'une infrastructure hospitalière qui ne répondait plus aux dispositions en vigueur. Certains services ont d'ailleurs dû être fermés temporairement pour parer au plus urgent. En participant avec le CHL à l'Institut national de chirurgie cardiologique et de cardiologie interventionniste - un service national indépendant qui sera situé près du CHL - la clinique Ste Élisabeth ne dispose de surcroît plus de service phare propre pour donner du poids à ses revendications en cas d'échec de la CCK. La clinique Ste François, quant à elle, est trop retreinte pour pouvoir fonctionner de façon indépendante dans le cadre du prochain plan hospitalier. Les deux congrégations font ainsi tout pour oublier leurs divergences - les soeurs des deux cliniques ne se portent pas vraiment dans le coeur - pour réaliser coûte que coûte le projet de la CCK.
La CCK est déjà amputé d'une partie. Le ministre a décidé que la clinique Dr. Bohler - maternité privée que la Fondation François-Élisabeth aurait acquise pour un peu plus d'un milliard de francs - ne bénéficiera pas d'un bâtiment autonome, mais devra intégrer les services de la CCK. Ce qui réduira d'autant la capacité - et donc l'importance - en lits de cette dernière.
C'est ainsi que, s'il respecte ses propres consignes, le ministre pourrait remettre en question le projet de la CCK. Ce qui provoque une certaine nervosité auprès du PCS : la fondation devant exploiter la CCK - composée des congrégations gérant actuellement la clinique Ste Élisa-beth respectivement la clinique St François et chapeautée par l'archevêché - risque de perdre gros dans l'affaire. Selon le projet actuel, la construction et l'exploitation de l'hôpital seraient presque entièrement couverts par le financement de l'État et de l'Union des caisses de maladie - le risque financier est donc quasi inexistant.
Mais au-delà, les congrégations resteront propriétaires des murs de leurs anciennes cliniques qui représentent - vu leur situation : près de la place de l'Étoile respectivement au Belair - un capital immobilier miroitant. L'acharnement des soeurs catholiques ainsi que de leurs alliés politiques pour leur cause ne surprend dès lors guère.