Les comptoirs de bars ne sont généralement plus recouverts de zinc. En réalité, c’était plus souvent de l’étain qui protégeait les surfaces de la corrosion, mais le zinc était beaucoup moins cher. Par un effet métonymique assez classique, le zinc continue de décrire l’endroit où les habitués d’un établissement viennent prendre un café, une bière, parfois un plat du jour. Bar, zinc, bistro, troquet, taverne, rade, café (là aussi, la métonymie est à l’œuvre), brasserie, gargote, pub… Le vocabulaire pour désigner les débits de boissons est aussi vaste que certains gosiers y sont en pente. Les noms donnés puisent leur source dans des bases historiques (les tavernes, les cafés), des influences étrangères (les bistrots, les bars, les pubs) et du vocabulaire plus familier, voire argotique (les troquets, les rades). Aucune définition légale ou officielle n’existe pour différencier ces établissements – ni les horaires d’ouverture, ni ce qu’on y sert, ni le décor – même si de manière ténue ou inconsciente, chacun a une petite idée des usages derrière chacun de ces mots.
Dans tous ces lieux, quel que soit le nom qu’on leur donne, il y a un comptoir. Historiquement, au Moyen-Âge, le comptoir est une table ou un banc (banca, qui a donné le terme de banque) sur laquelle le commerçant posait sa marchandise pour la vendre. C’était la table qui sépare le vendeur de l’acheteur, comme aujourd’hui, le meuble délimite la salle et les espaces de cuisine et de service. L’historien spécialisé dans la gastronomie, Patrick Rambourg, a du mal à dater l’apparition des comptoirs où l’on sert à boire et à manger. Dans Histoire de la cuisine et de la gastronomie françaises (Perrin, 2013), il précise « au 19e siècle, on connaît le bar avec un comptoir qui accueille une clientèle, mais il est fort difficile d’affirmer que le comptoir tel que nous l’entendons aujourd’hui existait avant cette date. » Le même auteur s’intéresse à la « mythologie du comptoir ». Il estime que l’avènement de cet espace est concomitant à l’émergence de la photographie et du cinéma où les représentations du comptoir nourrissent un imaginaire et une part de fantasme. Dans Au vrai zinc parisien (Parigramme), l’écrivain François Thomazeau exprime bien ce qui fait le charme des comptoirs : « Des lieux où le quotidien s’égrène doucement, à la cadence de l’horloge biologique d’un quartier, du café des petits matins au dernier verre du soir ».
« Le cabaret est le parlement du peuple », écrivait Balzac. Aujourd’hui encore, le comptoir rassemble, rapproche et incite au partage. Ce bout de bois, de zinc, de granit, de laminate ou de marbre haut perché incarne les valeurs recherchées d’authenticité, d’accessibilité et de convivialité. C’est un lieu où on peut être seul sans être solitaire, où l’on tombe volontiers la veste et le badge du boulot. La proximité avec son voisin et le fait de partager le même support créent un rapprochement, une unité de temps et de lieu avec des inconnus qui ne le restent parfois pas longtemps. Au Vis-à-Vis, devant une bière, un trentenaire à bonnet confirme : « Je ne demande pas à mes voisins de comptoir ce qu’ils font comme métier. On parle de tout et de rien, parfois de manière très intime. On ne se reverra peut-être jamais ». Au comptoir le rapport entre le professionnel et le client se fait plus direct. « Dans les villes où je voyage seul, je m’installe toujours aux comptoirs que ce soit pour manger ou pour boire. En parlant avec le personnel, je découvre des tas d’informations et d’adresses qui ne figurent pas forcément dans les guides », explique un globe-trotter souvent consulté pour connaître les bons endroits.
Le comptoir ne ment pas. On y reconnaît les habitués, ceux qu’on appelle par leur prénom et qui sont servis sans passer commande. Les différences sociales y sont nivelées : tout le monde est logé à la même enseigne, il n’y a pas de bonnes et moins bonnes places, pas de privilèges, cols bleus et cols blancs y consomment la même chose. C’est un lieu de socialisation et d’échange où le dialogue se noue sans complexe. « Quand je suis installée au bar, je parle avec des gens que je n’aurais pas côtoyé dans mon quotidien, que ce soit des employés du parking ou des députés », se réjouit une prof de français rencontrée au Bistrot de la Presse.
Longtemps, le comptoir était aussi le synonyme d’un petit plat, pas cher et vite avalé. Aujourd’hui, il s’ouvre à toutes les cuisines, y compris, signe évident de gentrification, les plus gastronomiques. La tendance est au menu servi en direct des cuisines aux clients. Selon la taille du bar, dix à vingt convives s’installent pour un moment privilégié où le chef dresse et commente les plats en direct. « Une façon de communiquer mon travail et ma passion et d’observer directement les réactions des clients », exprime Baptiste Heugens qui propose cette expérience tous les mois dans son restaurant Equilibrium.