Rencontre avec Adriano Lopes Da Silva et Steven Cruz, deux jeunes artistes, reflets d’une génération qui affirme son identité queer et n’a pas peur du succès

Le son et l’image

Steven Cruz et Adriano Lopes Da Silva
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 17.02.2023

L’un est musicien. À 24 ans, il a déjà connu la plupart des scènes du pays et s’est fait un nom dans la pop. L’autre est plasticien et photographe. Il a 26 ans et vient d’entrer dans la lumière à la faveur d’une émission à la télévision luxembourgeois. Adriano Lopes Da Silva, plus connu sous le nom de Chaild, et Steven Cruz sont en couple, vivent entre Luxembourg et Bruxelles et ont des vues claires sur leurs ambitions artistiques. Les rencontrer permet de mieux cerner une jeunesse qui maîtrise parfaitement les codes de la communication, qui a besoin de s’exprimer et pour qui vulnérabilité et solidité ne sont pas forcément antonymes. Une manière aussi de voir comment fonctionne un couple d’artistes où chacun est un peu le reflet de l’autre.

La première chose qui frappe quand on retrouve Adriano et Steven, c’est leurs similitudes. Pas une réelle ressemblance physique, mais une manière d’être au monde, de se tenir droit, de soigner son look et de peser ses mots. Dans la véranda de la maison familiale d’Adriano où ils nous accueillent, ils sont tous les deux habillés en noir, un pull à col roulé sur un pantalon de sport ample sur leurs corps minces. « On va prendre la route pour Bruxelles, il faut une tenue confortable ». Ils cultivent tous les deux une fine moustache tout à fait dans l’air du temps et affichent un regard sérieux de leurs yeux foncés où se lit leurs origines portugaises (et italienne du côté du musicien).

Au moment où ils se rencontrent, en juin 2019, Adriano Lopes Da Silva est déjà l’étoile montante de la scène musicale luxembourgeoise. Il était devenu Chaild, un nom choisi en référence non pas à un côté puéril, mais à l’envie de continuer à rêver et apprendre comme un enfant . Son titre Sick Water en duo avec le rappeur Maz, son pote de lycée, cartonne. Un titre qu’il a écrit à une époque où il était « fâché contre le monde ». La période de son coming-out n’est pas facile, lui pour qui « répondre aux attentes de ma famille est très important » et qui « don’t fit in your categories », selon les paroles de cette chanson. La musique est un refuge, une manière d’exister, après avoir caché ses textes pendant longtemps. Ses mélodies sombres, ses sonorités atmosphériques et surtout sa voix apaisante et grave lui donnent la reconnaissance attendue, lui qui veut faire de la musique depuis ses plus jeunes années (d’Land 12.11.2021). « C’est étonnant comme encore aujourd’hui, Sick Water est encore la chanson dont tout le monde me parle. Sans doute parce que les textes sont personnels et puisent dans les émotions avec honnêteté », remarque-t-il.

En juin 2019, donc, Chaild va jouer la première partie de Dean Lewis à l’Atelier. À l’époque, Steven Cruz vit à Lisbonne où il étudie le design. Le hasard d’un passage à Luxembourg et d’une amie qui l’entraîne à ce concert scellera la rencontre entre les deux jeunes hommes qui ne se connaissaient pas. « Juste avant le concert, j’ai commencé à le suivre sur Instagram et puis on a discuté après le show », rembobine Steven en concluant d’un « et voilà », aussi évident que pudique. Il faudra ensuite compter avec les longs mois de pandémie qui bouleversent les calendriers et les attentes de chacun. Entre Brexit et Covid, Adriano est contraint de quitter Liverpool où il avait étudié (au Liverpool Institute of Perfoming Arts), « où j’ai enfin pu m’épanouir dans un milieu qui ne jugeait pas la différence et où je pouvais être la personne excentrique que je suis ». Pas question de rentrer au Luxembourg, il veut « se confronter au monde ». Il s’installe donc à Bruxelles pour développer son projet musical. « C’est une ville super connectée pour aller partout et aussi très accueillante. » Steven le rejoint après son bachelor et s’inscrit en master d’art de l’espace et scénographie à l’École supérieure des arts Saint-Luc. « J’avais travaillé à Lisbonne comme graphic designer pour une start-up, mais je ne me voyais pas dans une vie de bureau. Il fallait que j’essaye autre chose. Vu les dates d’inscription, j’ai pris ce que j’ai trouvé. »

Malgré les concerts reportés, puis annulés, Chaild poursuit sa carrière. Il voyage, rencontre des producteurs et des musiciens « très forts », notamment à Paris, qui lui permettent « de sortir de la bulle confortable du Luxembourg ». En 2022, il signe avec Elvis Duarte, du label Beast Records. « Ils travaillent en partenariat avec Ada Benelux qui fait partie de Warner music Benelux. C’est assez impressionnant. » Adriano est donc à un moment de sa carrière où il passe à la vitesse supérieure, avec ce que cela suppose d’enthousiasme, mais aussi de questionnements. Cette année 2022 aura aussi été un tournant pour Steven qui brille sous les feux de la rampe de l’émission Generation Art sur RTL Télévision. Ce concours artistique en est à sa quatrième édition, avec un focus sur la photographie, cette fois. Il a mis en lumière le talent de jeunes artistes qui ont poursuivit diverses carrières depuis : Eric Mangen, Joëlle Daubenfeld, Anne Mélan, Roxane Péguet ou Bruno Oliveira. Au terme des sept défis, Steven remporte ce concours avec à la clé, une exposition au Pomhouse du CNA, avec les deux autres finalistes, Pol Trierweiler et Manon Diederich et 5 000 euros. « Je n’avais pas de compétences en photographie, je me suis inscrit pour m’amuser et parce que j’ai l’esprit de compétition. », retrace celui qui aime travailler sous la pression du temps. « Tout mon contraire, moi j’ai besoin d’avoir le contrôle, de cadrer les choses et de prendre le temps », l’interrompt son compagnon.

Au fil des émissions, on a pu voir Steven Cruz s’aguerrir, progresser au niveau technique et affirmer son identité. Quand il s’agit de se mettre à nu pour un autoportrait, il décide de s’envelopper dans du cellophane pour pointer la problématique des troubles alimentaires « rarement mise en avant chez les hommes ». Pour un défi de photographie de nuit, il pose avec Adriano dans une voiture, racontant les lieux de drague et de rencontre des homosexuels qui ne peuvent pas vivre leur sexualité chez eux. « Avant, j’étais quelqu’un de très fermé qui n’arrivait pas à exprimer mes sentiments. Avec Adriano, j’ai appris à parler de moi, à oser me montrer. Cela se ressent dans mon art où j’ai le courage d’être moi-même .» Pour l’exposition des finalistes de l’émission, dont le thème imposé était Melting Memories, Steven va plus loin, avec un sujet qu’il qualifie de « trash » : « l’observation des sous-cultures gays telles que les saunas et autres lieux ou moyens auxquels les hommes gays ont recours lorsqu’ils sont à la recherche de plaisir et d’anonymat ». Avec Holidays From Morality, il montre les liens entre les rapports sexuels et la consommation de substances et met en scène la chasse au plaisir à court terme, née « de l’humiliation systématique du désir sexuel queer et de l’oppression de la société à l’égard des personnes homosexuelles ». Les images de couloirs prises à travers le judas d’une porte évoquent l’attente, l’avant alors que l’accumulation d’accessoires en cuir et en latex, un homme allongé portant un masque de lapin ou des restes d’un repas font plutôt penser à l’après. L’artiste réussit à traiter de ces questions sans jamais tomber dans la vulgarité, sans être explicite ou choquant, mais en utilisant le second degré et l’humour. « Je réfléchis à ne pas aller trop loin. Je sais qu’il y a toujours mes parents qui regardent. »

À travers cette installation, il montre aussi ses compétences avec d’autres supports artistiques et notamment la céramique, une technique qu’il a explorée pour son travail de fin d’études, inspiré par les azulejos de Lisbonne. Comme pour toutes ses créations, Steven est parti de recherches approfondies sur le sujet : « Faire des recherches et se documenter apporte beaucoup au projet, c’est là que l’on apprend vraiment, que l’on se challenge. Cela permet de se remettre en question et construire un projet qui va sortir du lot. » Ainsi, il veut replacer l’art des carreaux dans un contexte historique, notant que les azulejos représentaient le pouvoir de l’homme blanc colonisant le monde. Il transpose cette histoire de domination sous une autre thématique, celle des discriminations envers les femmes et envers les minorités. Sa grande pièce de presque 600 carreaux s’intitule Faggot (pédé en argot américain) et entend « défaire une certaine vision hétéronormée en déclenchant de l’émotion ». L’œuvre est posée au sol et non sur un mur, comme pour symboliser la fragilité du concept de masculinité. Ici aussi, Steven Cruz travaille avec poésie et humour pour dénoncer des « vérités plus brutes et plus laides ».

Utiliser le beau ou l’esthétique pour faire réfléchir et réagir est la ligne que le plasticien s’est forgée. De la même façon, transformer des sentiments négatifs, des moments difficiles en des ballades sincères ou en chansons pop rythmées est devenu la marque de fabrique de Chaild. Le couple travaille peu ensemble, un conseil pour un décor par ci, une réécriture de présentation par là. Mais ils se considèrent comme complémentaires. « Steven sait faire ce que je ne sais pas faire, donner un visuel à une idée, une histoire », dit l’un. « Adriano m’aide à mettre mes sujets en mots, à mieux canaliser mes projets », répond l’autre. Ils se sourient : l’harmonie est bien là. Au-delà d’une belle relation, les deux artistes voient leur travail évoluer au contact de l’autre. « Il m’a appris à me poser des questions, à creuser des concepts et ne pas m’arrêter à une jolie mélodie, juste parce que c’est beau », exprime Adriano. En miroir, Steven reprend : « Il m’a permis de laisser tomber quelques barrières et de m’ouvrir aux autres ». Leur trait commun est de savoir où ils vont avec une approche très professionnelle malgré leur jeune âge. « Je commence à réaliser la quantité de volonté et de dévouement qu’il faut pour être un artiste », estime le chanteur. Il parle d’un marathon qu’il entame à peine.

Le professionnalisme est aussi de mise quand il s’agit de gérer une image sur les réseaux sociaux. « On peut le regretter, mais on ne peut plus seulement faire de la musique, l’image et le marketing sont au moins aussi importants », affirme Adriano qui a parfois l’impression de se « noyer un peu » dans l’abondance de réseaux à entretenir. Comme si Instagram, Youtube, Facebook et Tik-Tok ne suffisait pas, son manager lui a récemment demandé s’il connaissait Reddit. « À force, les réseaux prennent trop de temps, du temps que je prends sur le travail de composition, de création et de répétition. » Après avoir beaucoup exposé son personnage de Chaild, il se demande, en prenant soin de choisir ses mots, « comment créer, non ce n’est pas une création. Comment façonner, non ce n’est pas le bon mot. Comment constituer une image publique qui soit attrayante pour les gens tout en restant authentique, le plus proche possible de ce que je suis vraiment ? ». De son côté, Steven considère ses réseaux comme « le portfolio de moi-même, qui me montre sous mon meilleur jour ». Il pense aussi que le public aime savoir « qui est derrière l’œuvre d’art ». Quand il a gagné une exposition et un coaching au Mad (Centre de la mode et du Design) de Bruxelles, la première chose qui a été observée est son compte Instagram. « La coach m’a dit que je devais poster au moins trois fois par semaine, sur moi et sur mes œuvres. Ça me paraît beaucoup ! » S’ils ne veulent pas s’affranchir des réseaux sociaux, les deux artistes revendiquent surtout une identité propre. « Si tu fais comme les autres pour que ça marche, ça ne marchera pas parce que tu n’es pas comme les autres. Do you ! », assène le chanteur.

Les voilà donc tous les deux sur les premières marches d’une carrière qu’ils bâtissent côte à côte. Pour Steven, les projets d’expositions sont en train de se concrétiser. Il participera notamment au Mois européen de la photographe, dont le thème, Rethinking Identities, l’inspire. « Je suis aussi en train de mettre en place un collectif d’artistes pour monter nos propres expositions, valoriser les sujets qui nous tiennent à cœur et pousser un travail activiste et critique, y compris vis-à-vis du Luxembourg. » La prochaine marche à grimper pour Chaild est celle du premier EP qui sortira le 15 avril, avec un concert à la Kulturfabrik. Son titre, Urgent Care reflète l’évolution de son état d’esprit, plus apaisé. « Il y a eu beaucoup de moments difficiles dans ma vie, beaucoup d’anxiété, de peurs. J’ai vraiment découvert que l’écriture de chansons était un moyen de guérir en acceptant de montrer mes faiblesses et ma fragilité. J’ai enfin la force d’être vulnérable ». C’est déjà ce qui transparaît dans le single Italo Daddy qui parle de l’amour impossible entre deux garçons qui tombent amoureux l’un de l’autre et qui vivent dans des environnements homophobes.

Tous deux savent qu’ils représentent une certaine jeunesse queer. Ils veulent donner, chacun avec son art, une voix et une image à cette communauté en s’ouvrant à d’autres, en apprenant, en écoutant. « Je suis toujours un homme cis et blanc, c’est déjà un privilège. Le moins que je puisse faire est d’utiliser ce privilège pour me battre pour ceux qui n’en ont pas autant », affirmait Adriano dans une interview au magazine queer en ligne ket.brussels. « Je n’ai pas vécu les mêmes choses que les femmes, je ne suis ni non binaire, ni trans mais je peux apprendre et aller plus loin dans ma réflexion et de cette façon mes projets peuvent être vecteur d’éducation », renchérissait Steven lors de son passage au Mad. Deux voix qui montrent la voie.

France Clarinval
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