L’horreur, il n’est pas d’autre mot, face à la photo de l’exécution du jeune Majidreza Rhanavard dans sa ville natale au nord-est de l’Iran. Cela rime avec la terreur que les minables mollahs exercent sur la population. Alors qu’ils disent condamner pour « Kriegsführung gegen Gott », les mécréants, kouffar en arabe, ils n’ont pas confiance en leur dieu, incapable de se défendre lui-même. Ou c’est de l’hybris, ou un fol et sanguinaire attachement au pouvoir, les deux se terminent toujours mal. Pour le moment, que faire d’autre que de saluer, comme l’a fait Annie Ernaux, en Suède, lors de la remise de son prix Nobel, « la révolte de ces femmes (ajoutons : des Iraniens en général) qui ont trouvé les mots pour bouleverser le pouvoir masculin et se sont élevées contre sa forme la plus violente et la plus archaïque ».
« Quand l’indicible vient au jour, c’est politique », a-t-elle jugé encore, résumant dans cette formule son propre parcours, de femme, d’écrivaine. Ses livres sont partis de sa propre expérience, de jeune fille née dans un milieu défavorisé, qui ne comptait pas parmi les héritiers désignés par Bourdieu. Elle a fait des études supérieures, s’est éloignée de la sorte de ses origines, avec un sentiment de malaise, presque de honte. En tant que femme, elle a connu l’épreuve dangereuse et humiliante de l’avortement clandestin. Et voici que dans ses livres, justement, ce qui normalement aurait dû rester privé, intime, caché, s’est retrouvé dans le meilleur sens sur la place publique. À partager avec les lectrices et les lecteurs. En même temps, acte de libération pour elle-même, « venger ma race (pour ceux que le mot pourrait choquer, renvoyons à Rimbaud : je suis de race inférieure de toute éternité) et venger mon sexe ne font qu’un désormais ».
Un peu comme si d’aucuns étaient jaloux des prix Nobel pour la littérature française : Le Clézio, Modiano, Annie Ernaux, dans un laps de temps d’une quinzaine d’années, les chercheurs de noises n’ont pas manqué. Attaquant l’écrivaine sur ses engagements, du côté des Insoumis en France, et au-delà de son soutien à la campagne BDS (boycott, désinvestissement et sanctions d’Israël), taxé des fois d’antisémitisme, à l’encontre de l’arrêt de la cour européenne des droits de l’homme ; la houspillant sur son style, volontairement dénué, exempt de toute fioriture. D’ailleurs, le terme d’écriture est plus approprié, plate si l’on veut, mais ne s’agit-il pas de mettre les choses à plat, de manière neutre, objective (au sens où elle ne fait plus qu’une avec son objet). Et sur les deux points, on l’opposera volontiers à l’insignifiant Houellebecq, et sachons gré aux académiciens suédois de ne pas avoir suivi maints pronostics. Non, Annie Ernaux a raison face à lui : « Quitte à avoir une audience avec ce prix, étant donné ses idées délétères, franchement, mieux vaut que ce soit moi. »
Écriture et engagement féministe, le journaliste Alex Rühle, dans la Süddeutsche Zeitung, a fait le rapprochement le premier, quand Chantal Akerman (posthumément) a vu son film Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, installé par la revue Sight and Sound à la toute première place des « cent meilleurs films de l’histoire ». Où l’on avait eu, dans le passé, Vertigo, Citizen Kane, et voilà donc la cinéaste franco-belge préféré à Hitchcock et à Orson Welles. Notons en passant que Jeanne Dielman date de 1975, c’est l’année précédente, en 1974, qu’Annie Ernaux avait publié son premier livre, Les Armoires vides, avec la déchirure sociale et sa vive douleur.
« Ce n’est pas une femme, c’est une apparition », du moins pour Antoine, Jean-Pierre Léaud, dans Baisers volés, de François Truffaut. Et c’est vrai, Delphine Seyrig, rien que par sa voix enchanteresse, envoûtante, tient de la magie ; mais elle est résolument femme, et femme tout ordinaire, ménagère banale, jeune veuve, mère d’un fils, dans Jeanne Dielman, et Bruxelles est bien loin de Marienbad ou de l’Inde de Duras.
Chantal Akerman, au long de trois heures et vingt minutes, dans un espace réduit, un temps qui lui ne cesse de s’étendre, égrène le quotidien très organisé de Jeanne, pour conjurer l’angoisse, de la vie même, de la mort, avec quand même tels petits accidents qui font présager le dénouement final. Car il y a ce « petit » écart, pour gagner sa vie et payer ses études au fils, Jeanne se prostitue, le titre du film n’évoque-t-il pas tel commerce. Chantal Akerman s’est donné la mort en octobre 2015, elle avait 65 ans. Delphine Seyrig était morte d’un cancer vingt-cinq ans avant, elle aurait eu 90 ans cette année.