Le passage d’une année à l’autre, est l’un des moments où le temps est symboliquement séparé en un « avant » et un « après » : c’est l’occasion inspirante de choisir ce que l’on veut garder en nous pour le futur et ce que l’on décide de laisser dans le passé. Dans cette perspective, l’expérience de l’œuvre de Giulia Andreani – que l’on connait bien au Luxembourg puisqu’elle y a exposé deux fois1 et que l’une de ses œuvres, Il ratto di Europa (2016)2, fait partie de la collection de la Ville de Dudelange – est non seulement l’une des expériences que l’auteure de cet article voudrait garder précieusement en elle, mais aussi partager avec les lecteurs du Land.
Une exposition de Giulia Andreani donne en effet à vivre tout ce à quoi l’on s’attend de l’art dans nos rêves les plus audacieux (beauté, transcendance, vérité, sublimation, problématisation, libération), tout en semant en nous une graine revendicatrice – exigeante, persistante et absolument inspirante. Son œuvre peut aussi déranger en raison de son courage, de sa pertinence et de son engagement féministe et politique. L’artiste a fait partie, en 2022, des quatre finalistes du prix d’art le plus prestigieux de France : le prix Marcel Duchamp et son œuvre était également présentée dans le cadre de la Biennale de Lyon qui vient de se terminer. C’est la force de l’exposition de l’artiste pour le prix Marcel Duchamp au Centre Pompidou qui est à l’origine de cet article. L’exposition, présentée dans un lieu assez difficile (l’entrée de l’espace dédié au prix), sublimait immédiatement toutes les contraintes de l’espace et emmenait ses visiteurs face à une œuvre qui pense avec esprit, humour et profondeur : l’art contemporain dans la perspective de l’histoire et du présent (art monumental/art fragile, place actuelle de la peinture et de l’art « fait-main » par l’artiste, etc.) ; le rôle des femmes (artistes, mères, mariées, cachées, assujetties, « sorcières », déesses, « guérillères »3, etc.) ; et notre société patriarcale, belliqueuse et misogyne.
Giulia Andreani est une peintre-chercheure. Son cheminement commence avec une formation classique de peinture aux Beaux-Arts de Venise, elle poursuit ensuite à Paris des études d’histoire de l’art à la Sorbonne. C’est à travers la recherche théorique sur des questions de politique culturelle au moment de la guerre froide, et notamment l’étude des images d’archives, qu’elle revient vers la peinture, souhaitant « décortiquer les photographies comme une peintre, penser l’image, masquer et souligner ce qui était périphérique à l’image : les femmes ». Son travail explore ainsi la mémoire et oppose à la grande Histoire telle qu’elle a été écrite par les hommes des récits composés par les oublié.e.s de l’histoire. Ces nouvelles narrations racontent le monde du point de vue de femmes artistes ou d’autres femmes dont le système patriarcal a systématiquement effacé les noms.
Les peintures de Giulia Andreani, dont la densité des références à l’histoire de l’art, la mythologie et l’histoire composent des narrations uchroniques et transversales qui tissent des allégories du présent, parlent du pouvoir dans ses manifestations les plus grotesques et narcissiques, des féminismes avec leurs enjeux et nuances, de l’enfance dans sa dialectique avec le devenir-homme (homme de pouvoir, dictateur) ou avec le devenir-femme et mère (ou pas) – artiste, scientifique, femme-guérillère, pour reprendre cette référence importante pour l’artiste. Ses peintures sont des compositions, comme des collages, de photographies d’archives qu’elle rassemble dans son « atlas » de chercheure. L’artiste peint, à l’acrylique ou à l’aquarelle, uniquement en Gris de Payne, couleur qui donne des nuances bleutées, raison pour laquelle son créateur, William Payne l’appelait « crépusculaire ». Cette sensation entre parfaitement en résonnance avec les photographies d’archives (noir et blanc) qui se trouvent à l’origine des peintures de l’artiste, et avec la thématique centrale de son travail qui consiste à faire sortir des limbes de l’oubli celles et ceux qui étaient condamnés à ne pas rester dans la mémoire collective. Ces visages inconnus qui surgissent dans l’œuvre de Giulia Andreani, ces figures qui émergent de l’ombre, malgré la mélancolie qui les caractérise, sont porteurs de la pulsion de vie de l’artiste qui les fait entrer dans la temporalité hors-temps de l’art.
Faire face à une œuvre de Giulia Andreani c’est simultanément faire face à la cruauté de notre monde et à la possibilité de résister. L’art, parfois, à travers la beauté nous amène à nous poser de bonnes questions ...