En principe, quand vous allez au bar, c’est pour vous asseoir et boire un coup, discuter, voire pour jouer aux quilles ou lire le journal du matin. Éventuellement retarder l’heure d’arrivée au bureau, ou l’heure du retour à la maison, selon la qualité des relations que vous entretenez avec vos collègues ou avec votre conjoint. Parfois, le soir, vous pouvez avoir la chance d’écouter des post-adolescents massacrer consciencieusement Sunday bloody Sunday ou improviser quelques morceaux de blues, par exemple au Pyg, à l’Oscar’s ou au Liquid. Certains établissements, comme le Bouneweger Stuff, proposent aussi des jeux de société. À la fin des années 90 sont également apparus des cafés philosophiques, où les participants échangeaient leurs points de vue sur des sujets propices aux discussions enflammées comme, par exemple, « une guerre peut-elle être juste ? », « qu’est-ce qu’être citoyen ? » ou bien « Mettwurscht ou Thüringer ? »1. Quoi qu’il en soit, et quelle que soit sa motivation, personne n’allait dans un bar pour espérer y trouver calme, sérénité et isolement. Mais, ça, c’était avant. Avant qu’on réussisse à être seul même dans un bus à 8h15, avec son téléphone et ses gros écouteurs qui indiquent clairement au reste du monde : « Fichez-moi la paix ! ».
Maintenant, plus exactement depuis la fin de l’année dernière, on peut aller dans un bar pour être tranquille. Il faudra juste laisser votre portable au vestiaire, justement. En effet, les promeneurs qui passent Place d’Armes ne peuvent pas louper le « bar à sieste » installé dans la rue du Curé, à quelques encablures d’établissements proposant un réconfort largement plus calorique : le Veneziano, Kaempff-Kohler ou la Bodega. Le concept, curieusement baptisé « bar », propose des espaces individuels dans lesquels vous pouvez vous allonger pour une durée déterminée. Vous pourrez choisir entre vous installer sur un matelas à eau, un lit « shiatsu » (avec pierres chauffantes) ou dans un fauteuil « zéro gravité », qui rappelle vaguement les fauteuils massants cachés dans les recoins de certains aéroports, en plus moderne. La perspective de dormir dans un fauteuil ne réjouira sans doute pas outre mesure les jeunes papas qui sortent de la maternité mais, exception faite de ce public assez restreint, l’idée est intéressante. Au milieu de l’agitation de la Stat, à quelques pas du chantier du Royal Hamilius, à portée de timbre des sections de cuivre des fanfares qui vont bientôt se succéder dans le kiosque de la place, voici un havre de paix où recharger ses batteries, les doigts de pieds en éventail, en toute bonne conscience.
La véritable innovation d’un tel établissement, en effet, est d’arriver à vous vendre une « expérience », un « art de vivre », un « instant de régénération » là où vous ne voyiez jusqu’alors qu’une habitude réservée aux désœuvrés, aux personnes âgées et aux fonctionnaires qui ont encore la trace azerty imprimée sur le front quand ils rentrent de leur dure journée de travail à 16 heures pétantes. Ceci dit, à un peu plus de un euro la minute, vous avez intérêt à vraiment dormir. Si l’on compare proportionnellement les tarifs horaires, en effet, une nuit de huit heures dans la Traditional Suite de l’hôtel Royal vous coûtera moins cher… Après, si jamais vous êtes vraiment pris d’une immense vague de fatigue à l’issue de votre business lunch à la Lorraine, pourquoi pas une petite digestion en position horizontale ?
Rien n’indique ce qui se passe, d’ailleurs, si l’expérience vous réussit plus qu’attendu, et que vous ne vous réveillez pas à l’issue du terme de la séance. Est-ce qu’on remplace la musique de méditation par du Rammstein ? Est-ce que les vibrations du lit shiatsu augmentent en intensité ? Risque-t-on d’être éjecté du fauteuil zéro gravité ? Évidemment, il ne faut pas commencer à se poser ce genre de question pour profiter pleinement de sa sieste, comme il vaut mieux ne pas être stressé par le simple fait de savoir qu’on ne dispose que de quinze minutes pour s’endormir.