Chantier Le Mudam accueille son quatrième directeur depuis son ouverture en 2006. Le cinquième, si on remonte l’histoire à la création officielle du Musée d’art moderne Grand-Duc Jean, par une loi de 1996. Bernard Ceysson avait été le premier nommé pour lancer la préfiguration de ce que tout le monde appelait encore le « musée Pei ». Il a posé la première pierre d’un chantier, qui allait largement déborder la durée prévue, et il a constitué un début de collection. Sachant d’emblée qu’il n’était ni financièrement possible, ni culturellement souhaitable d’acheter des artistes modernes dont toutes les œuvres importantes se trouvaient déjà dans les musées, il a concentré ses choix sur des peintres et des sculpteurs actifs en Europe durant les années 1980. Un choix assez consensuel et de toute façon invisible à l’époque, faute de lieu d’exposition. Lorsqu’en 2000, Marie-Claude Beaud remplace Bernard Ceysson, le musée est toujours en chantier. Le triste épisode des pierres Magny doré va mettre la nouvelle directrice et l’équipe naissante dans une grande incertitude quand à la date d’ouverture. Six années auront été nécessaires pour que le musées ouvre ses portes en grande pompe, en juillet 2006, avec un gratin de têtes couronnées venues célébrer les noces d’argent du couple grand-ducal.
Six années pendant lesquelles Marie-Claude Beaud n’a pas chômé, tirant le meilleur parti possible de ce délai. Elle a largement enrichi la collection en allant vers des artistes plus jeunes, avec des travaux qui reflètent des attitudes nouvelles vis-à-vis de la société et de l’art. L’impressionnant World Airport de Thomas Hirschhorn, créé pour la biennale de Venise de 1999 faisait notamment partie du lot. La Française a également ouvert la collection au design et à la mode avec des pièces qui aujourd’hui font date, comme le montre l’exposition Mirror mirror : cultural reflections in fashion qui se termine la semaine prochaine. Pendant les années qui ont précédé l’ouverture, la directrice a lancé une série d’événements, d’expositions et participations qui ont marqué la jeune scène de l’art contemporain avide de découvertes et nouveautés. Avec les propositions hors les murs, Camp de base, Audio-labs, Videogames, cartes blanches, et autres Be the artists’ guest, elle a éveillé le désir pour le musée, le sortant des connotations négatives qui lui étaient associées. Beaucoup y ont adhéré. Le conseil d’administration et la classe politique n’étaient pas de ceux-là
À travers des participations aux biennales à l’étranger, couronnées par le Lion d’Or pour Su-Mei Tse à Venise en 2003 et par la circulation de la collection, Marie-Claude Beaud a noué des relations internationales qui contribuent au rayonnement du musée. Au fil des années, elle a constitué une équipe de jeunes gens et jeunes femmes, comme on fait un casting. Ils étaient plutôt beaux, branchés, internationaux et furent formés à ses exigences, à sa manière de considérer le travail et la place des artistes. Elle a ainsi confié à des artistes tous les aspects qui allaient faire la vie et l’identité du musée : le site internet, la campagne de lancement, le logo, le mobilier, la signalétique… Pour cette femme de caractère, chaque détail comptait dans une rigueur que certains relatent encore aujourd’hui. Une attitude pas toujours comprise dans un Luxembourg de compromis où elle était vue comme une Parisienne intransigeante et donneuse de leçons. Au long des années, elle a dû se battre contre un conseil d’administration qui la voyait comme une empêcheuse de tourner en ronron. Ainsi, en 2005 déjà, avant même l’ouverture du musée, sa demande d’une prolongation de son contrat de cinq ans avait été refusée, et on ne lui avait en avait accordé que trois. En 2008, elle n’obtiendra pas de nouveau mandat, son approche avant-gardiste n’ayant finalement pas résisté face au conservatisme encore ambiant.
De l’eau dans le vin Comme le Casino Luxembourg était perçu comme l’antichambre du Mudam, se devant d’ouvrir le public à l’art contemporain, pour préparer le terrain au futur musée, il était assez évident qu’Enrico Lunghi, à la tête du centre d’art, allait succéder à Marie-Claude Beaud. Il prend ses fonctions en janvier 2009. Si on a surtout retenu de lui sa démission en 2016 après la regrettable « affaire » qui l’a opposé à RTL pour une altercation avec une collaboratrice de la chaîne, il faut revenir sur les années de son mandat. L’arrivée d’Enrico Lunghi est d’abord perçue comme une continuité de l’élan international insufflé par sa prédécesseure. En sa qualité de Luxembourgeois, fonctionnaire d’État, il est aussi supposé pour mettre de l’eau dans le vin de Marie-Claude Beaud. « La ligne artistique a engendré des critiques dont il a fallu tenir compte, sur la typographie, par exemple, trop difficile à déchiffrer, et sur le site Internet d’accès malaisé », dit il au Land en mars 2010 quand il change le logo et le site du musée. Il garde une ambition forte pour le musée, mais se heurte aux années qui suivent la crise financière et fait ce qu’il peut avec ce qu’il a : « Notre histoire, notre bâtiment et nos budgets ». Il se voit contraint d’accepter des économies sur tous les fronts (gel des salaires, réduction des dépenses) et la désaffectation du budget d’acquisition. « Il fallait trouver une solution pour équilibrer le budget et c’était de toutes les solutions possibles la moins mauvaise », justifiera-t-il.
On retiendra cependant des moments forts comme l’exposition mêlant art et technologie Eppur si muove, la rétrospective des participations luxembourgeoises aux biennales de Venise, ou encore Sania Ivekovic avec sa Lady Rosa de retour du MoMA. Le panorama de l’œuvre de Wim Delvoye, l’impressionnante installation de Sylvie Blocher ou encore la confrontation de Damien Deroubaix avec Picasso ont aussi marqué les esprits. Enrico Lunghi était encore le directeur lors de l’incroyable fête des dix ans du Mudam, exceptionnellement ouvert pendant plus de 24 heures d’affilée qui a prouvé le succès public de l’institution. Malgré ses réussites, notamment en nombre de visiteurs (le critère le plus facile à comprendre pour les politiques sceptiques), le Mudam est resté mal-aimé par la classe politique, libérale surtout qui était pourtant celle qui avait appelé le musée de ses vœux. Avec un conseil d’administration composé de privés, collectionneurs ou managers, sans représentant de l’État, il n’y avait personne pour défendre le musée, pour frapper aux portes ministérielles et revoir son budget en fonction de la réalité du terrain (le coût du fonctionnement du bâtiment notamment). Campé à gauche, idéaliste, Enrico Lunghi a défendu une vision du musée comme lieu de découverte, d’émerveillement, d’élévation des publics. On lui a répondu locations de salles, expositions qui attirerait les foules et dîners de gala.
.com Le lundi 19 décembre 2016, Enrico Lunghi quitte le Mudam, près de deux mois après avoir annoncé sa démission. La phase de transition pour lui trouver un remplaçant a été menée par un comité issu du conseil d’administration et le recrutement piloté par des chasseurs de tête. L’arrivée très attendue de la nouvelle directrice, Suzanne Cotter s’est donc déroulé dans un contexte assez tendu où les équipes ne savaient pas à quelle sauce elles allaient être mangées et où l’identité du musée restaient assez floue. Arrivée en janvier 2018 après une carrière internationale prestigieuse, l’Australienne a affirmé d’emblée son ambition de faire du Mudam un « musée de référence ». Elle essuie très vite ses premiers plâtres avec le démontage de la Chapelle de Wim Delvoye, une décision mal communiquée, mal comprise, mal accueillie qui a entaché les premiers mois de sa direction. La refonte de l’organigramme et la gestion très verticale du personnel a été un autre cailloux dans la chaussure de Suzanne Cotter qui a reçu plusieurs lettres de démission. Elle a su, cependant, créer une dynamique très internationale, jouant de son réseau pour attirer des expositions ancrées dans les préoccupations actuelles. Suzanne Cotter a aussi été très à l’écoute du marché de l’art, exposant des Anri Sala, Etel Adnan ou Nairy Baghramian, dans un rapport décomplexé au secteur privé très anglo-saxon. Elle n’a d’ailleurs pas rechigné à ouvrir les espaces à des événements privés « si cela n’entrave pas le fonctionnement du musée ». Symboliquement, le site internet passe d’un .lu à un .com.
En valorisant la collection à travers plusieurs expositions explicites (25 ans de la collection Mudam) et non en présentant les œuvres dans des expositions thématiques, elle a coché les cases longtemps demandées par les politiques, répondant ainsi à la sempiternelle accusation de « musée vide ». On remarquera aussi que la directrice a su ouvrir le musée à un monde qui n’est pas « exclusivement européen, blanc, mâle, catholique », faisant du Mudam un lieu de représentation de la diversité : nationalités, genres, générations, cultures, races, classes sociales… Bien évidemment, Suzanne Cotter a aussi dû affronter la pandémie, le confinement, la fermeture du musée, le report d’expositions, l’impossibilité de voyager de certains artistes, les congés maladie de membres du personnel. Une période de profonde remise en question, y compris personnelle, puisque c’est ce qui l’a amenée à quitter ses fonctions prématurément pour retourner dans son pays natal, alors qu’elle était la première directrice à avoir signé un contrat à durée indéterminée.
Questionnements On en arrive donc à la nomination de Bettina Steinbrügge qui a pris ses fonctions le 1er avril dernier, elle aussi pour une durée indéterminée. Cette Allemande de cinquante ans a fait l’essentiel de sa carrière dans son pays natal, exception faite d’un poste de conservatrice principale et de responsable de la collection contemporaine du Belvédère à Vienne en Autriche et d’une incursion en France comme conservatrice associée de la Kunsthalle Mulhouse. Depuis 2014, elle était à la tête du Kunstverein de Hambourg où elle fût la première femme à diriger cette institution bicentenaire. Elle nous reçoit, ce lundi, dans son bureau au sous-sol du musée. Un col roulé sous une veste de tailleur, un sourire franc et des excuses pour ne pas répondre en français, langue qu’elle comprend mais n’ose pas vraiment parler. Elle est en phase de découverte – le Luxembourg, l’équipe, les autres institutions culturelles – et n’a pas encore de réponse à tout. « Le Mudam est un musée encore jeune, mais qui est de plus en plus visible et respecté sur la scène internationale », estime-t-elle avec l’ambition d’« apporter le meilleur au Luxembourg et de soutenir les meilleurs du Luxembourg ».
Impossible de déjà parler programme : Bettina Steinbrügge veut s’imprégner du pays, comprendre les discours et les enjeux de ce qui est à l’ordre du jour au Luxembourg. « Ma programmation ne commencera que fin 2023. Je sais déjà que je voudrais une première exposition qui englobe tout le musée et prenne en compte les défis de son architecture. Je pense qu’il faudra un mélange entre la collection et des pièces nouvelles autour d’une thématique qui va se définir au fil des prochains mois. » La nouvelle directrice tient aussi à un travail pluridisciplinaire et se sent proche du théâtre et de la musique : « Réunir différents univers artistiques est riche et enthousiasmant pour les artistes comme pour le public ». Le public justement est un des sujets sur lesquels elle est intarissable : « J’ai vu lors des performances de ce week-end un public déjà très varié et très international, à l’image de la population du Luxembourg. Mais cela reste un public assez bourgeois. Il faut réussir à faire venir d’autres groupes au musée ». Elle considère que le Mudam doit être un « espace public qui doit parler à tout le monde ». Le terme outreach – difficile à traduire : un effort pour apporter des services ou des informations aux personnes là où elles vivent ou passent du temps – revient dans son propos. « Il s’agit non seulement de médiation, de service des publics, mais aussi d’espaces pour que cette sensibilisation puisse se produire. »
Consciente des préoccupations actuelles, Bettina Steinbrügge veut aussi positionner le musée dans son temps : « Un lieu où adresser des questions d’avenir, mettre en lumière des questions de société et les poser sans préjugés : Comment créer plus écologiquement ? Pouvons-nous encore faire les transports internationaux ou devons-nous travailler plus localement ou de manière plus numérique ? » Autant de questions qui seront à l’ordre du jour les prochains mois.