On ne le répète que trop, si le surréalisme a été d’emblée aventure, élan collectif, dès qu’il y a eu groupe, au milieu des années 1920, les brouilles, les ruptures, les exclusions n’ont pas manqué. Les nouvelles arrivées non plus, des poètes, des artistes, apparaissent quand d’autres disparaissent. Et paradoxalement, des dissidents, parmi les premiers, autour de Bataille et de Masson, ont amené Alberto Giacometti à se rapprocher des surréalistes. Au printemps 1930, il expose sa composition en plâtre Boule suspendue à la galerie Pierre, à côté d’un tableau de Miro ; c’est un premier pas, il fait la connaissance d’Aragon qui lui présente Breton. À l’une des pages de garde du catalogue de l’exposition de l’Institut Giacometti, rue Victor-Schoelcher, à Paris, notre regard fouille le superbe pêle-mêle du studio de Breton, rue Fontaine, au milieu la sculpture, en bois, elle restera un lien solide, une sorte de repère continuel, dans les relations ambivalentes, changeantes.
L’exposition, quelque réduite qu’elle soit, adaptée à l’hôtel particulier classé de style art déco, est d’une extrême richesse. Déjà par les points de vue qu’elle permet ou exige même de la part du visiteur. Il y a donc les relations, à travers les lettres par exemple, témoignage de ces amitiés pas si faciles, il y a ensuite, en premier peut-être, les œuvres de Giacometti de cette courte période qui ne fait que quelque cinq années, il y a enfin, au-delà des deux principaux protagonistes, une plongée dans un passionnante moment d’histoire de l’art, notamment par un grand mur réunissant des toiles de bon nombre de membres, de Miro à Tanguy, de Max Ernst à Dali.
Cela n’a pas été trop harmonieux entre Giacometti et Breton, cela a patiné très vite. Quand Aragon, en 1932, publie Front Rouge et est accusé d’incitation au meurtre, Breton prend sa défense dans Misère de la poésie, ils ne sont pas nombreux à le faire, mais qualifie le poème de « poétiquement régressif ». Ce à quoi Giacometti réagit dans une lettre du 9 mars par des critiques semblables à Breton ; la brochure, lui écrit-il, « je ne vois pas son but, je ne trouve pas qu’elle soit dialectique ni dirigée par une idée révolutionnaire ». Avant de reculer deux mois après : « Je me suis trompé quand j’ai prétendu que la position que vous faisiez de la poésie était conservatrice. »
On voit ce sur quoi portent les débats, les dissensions : l’essence même de la poésie, son rapport au politique, la question se posait sur le surréalisme au service de la révolution. Quand Giacometti s’éloignera définitivement, alors que personne ne veut de véritable rupture, c’est que le sculpteur (re)commence à s’intéresser à la figure, « essayer de mettre en place une tête humaine ». Pour Éluard, il déconne, et Breton de remarquer férocement que « tout le monde sait ce qu’est une tête » (c’est rapporté par Simone de Beauvoir dans la Force de l’âge).
Ils ne sont quand même pas mal, les portraits (au crayon graphite) que Giacometti a faits de Breton, dans ces années 1930, les croquis dans son carnet ; pas de peinture, pour rivaliser avec Victor Brauner. Attachons-nous plutôt à telles œuvres proches de l’esthétique surréaliste, de sa magie, de son érotisme : Boule suspendue justement, une sphère fendue, comme suspendue dans sa course, qui frotte contre un croissant, les deux pris déjà dans une cage de fer ; l’Objet invisible, une figure féminine, hiératique sur sa chaise très haute, les mains fermées sur cet objet, dans une gravure antérieure elles étaient dites tenir le vide ; une très belle tête en plâtre, cubiste, une autre qualifiée de surréaliste… J’en reste là, remarquons qu’une exposition de l’Institut avait déjà compris d’autres œuvres des mêmes années, elle avait été intitulée Cruels objets du désir, et juxtaposait Giacometti et Sade.
Ah, les têtes, l’une donc cubiste, l’autre surréaliste : Giacometti à la croisée des chemins, avant de trouver pour de bon le sien propre. Qui le rapprochera plus de Sartre, loin du temps où il avait été témoin au mariage de Breton avec Jacqueline Lamba, et des gravures de l’Air de l’eau. Pour son exposition à la galerie Pierre Matisse, à New York, après la guerre, Giacometti envoie une copie du catalogue avec la préface de Sartre à Breton avec cette dédicace : « N’oublie pas, je ne m’arrange pas. » Ce qui ne l’empêche pas de se retrouver, en 1953, au café de la Place blanche, au premier rang sur les photographies de Jacques Cordonnier et de Man Ray, assis entre Breton et Max Ernst.