L’exposition Le passé colonial du Luxembourg lève le voile sur des aspects peu connus et peu glorieux de l’histoire du pays. Un travail salutaire
Caricatural Un homme blanc, casque colonial vissé sur la tête, chemise immaculée et pantalon de toile, est assis sur un transat à bord d’un bateau en bois, léger sourire sur les lèvres. Derrière lui, une dizaine d’hommes noirs pagayent dans un effort rendu manifeste par le flou de la photographie dû aux mouvements. C’est l’image choisie pour l’affiche de l’exposition Le passé colonial du Luxembourg que le musée national d’histoire et d’art (MNHA) a inauguré ce jeudi (et qui dure jusqu’en novembre). Cette photographie provient d’une collection privée et date des années 1930. Le « fonctionnaire colonial luxembourgeois entouré de pagayeurs congolais » (comme le stipule la légende) n’est pas nommé, mais le commissaire de l’exposition, Régis Moes sait qu’il est « mort au Congo en 1946 ». Une image qui frise la caricature de l’exploitant blanc, choisie justement parce qu’elle « montre clairement les relations de pouvoir entre Européens et colonisés, basées sur un principe d’inégalité ». À l’entrée de l’exposition, la même image se fond dans une autre, en couleurs cette fois, montrant la manifestation Black lives matter qui a eu lieu devant l’Ambassade américaine à Luxembourg en juin 2020. Près d’un siècle sépare les deux images et leur rapprochement offre une lecture forte et claire du sous-texte de l’exposition : le racisme et les inégalités actuels puisent leurs racines dans la colonisation d’autrefois.
« En faisant parler les faits et en présentant plusieurs parcours de vie, le MNHA tente d’illustrer la complexité des relations coloniales, qui se font encore ressentir de nos jours », prévient un des premiers textes à l’entrée de l’exposition. Sachant à quel point ces questions suscitent le débat (une question parlementaire de l’ADR Fernand Kartheiser a déjà été rédigée avant même l’ouverture de l’exposition), le musée a pris ses précautions. Il a travaillé avec un « comité de la société civile » où plusieurs organisations et associations (Association des Congolais du Luxembourg, Action Solidarité Tiers Monde, Association de Soutien aux Travailleurs immigrés, Centre pour l’Égalité de Traitement, Comité de liaison des associations d’étrangers, Fairtrade Lëtzebuerg, Finkapé, Fondation Raoul Follereau Luxembourg et Lëtz Rise Up) ont livré des commentaires critiques ou des textes faisant le lien avec la situation d’aujourd’hui (textes distribués sous forme de livret aux visiteurs). En outre, les panneaux explicatifs dans l’exposition distinguent les textes émanant du musée (sur fond blanc) et les sources historiques (sur fond bleu) qui utilisent parfois un langage qui peut choquer (le mot nègre apparaît souvent). « Nous avons fait le choix de montrer ces sources d’époque sans les dénaturer et sans en cacher ou atténuer la violence », justifie le commissaire de l’exposition. « Le travail d’historien, avec la rigueur qu’il impose doit expliquer l’histoire de manière neutre, sans prendre position », assure Régis Moes tout en paraphrasant : « le fait de monter l’exposition aujourd’hui et d’inscrire le sujet dans le monde actuel répond à une demande sociétale contemporaine ». On démarre donc la visite par deux réquisitoires récents (dont on a déjà parlé avec Lëtz Rise Up et Richtung22, voir d’Land 25.06.2021) autour de Nicolas Grang (le premier Luxembourgeois décédé au Congo en 1883, bras armé de l’explorateur Stanley qui a « maté » plusieurs villages récalcitrant à l’autorité de Léopold II) et de Nicolas Cito (ingénieur qui a mené la construction du chemin de fer au Congo, qui a coûté la vie à des milliers d’ouvriers africains).
Exploration / exploitation Si l’exposition parle surtout du Congo – une histoire plus récente et mieux documentée –, elle n’écarte pas d’autres présences luxembourgeoises dans des forces colonialistes, par exemple l’armée néerlandaise en Indonésie. Les justifications religieuses (les missionnaires allant « sauver » les âmes des « sauvages »), scientifiques (découvertes d’espèces animales et botaniques), économiques (recherche de matières premières et de marché d’exportation pour les produits manufacturés en Europe) et bien sûr politiques (prestige et autorité des États européens) n’y changent rien : Les conquêtes coloniales sont intrinsèquement violentes, les populations locales ne se soumettant pas volontairement aux envahisseurs étrangers qui n’hésitent pas à commettre de nombreuses exactions pour établir leur autorité. Tout indique que les Luxembourgeois qui ont participé à la conquête, l’exploitation et l’évangélisation des différentes colonies, n’ont été ni meilleurs ni pires que les autres coloniaux.
Les aspects économiques sont bien illustrés dans l’exposition. Affiches, publicités, objets et documents administratifs relatent la place des entreprises luxembourgeoises à la fois dans l’exploitation des matières premières et des ressources (le tabac, le caoutchouc, le coton, les savons à base d’huile de palme, le cacao, le café ou le riz sont importés massivement au Grand-Duché) et dans l’export de produits vers les colonies. On découvre par exemple que la famille grand-ducale détenait 87 pour cent de la Société coloniale luso-luxembourgeoise qui exploitait, de 1932 à 1942, une concession de coton au Mozambique, alors colonie portugaise. Les habitants étaient obligés de produire du coton qu’ils livraient à un prix fixé par le gouvernement portugais : Un système de culture typiquement colonial où les colonisés n’ont ni le choix de ce qu’ils produisent ni celui du prix. Ces documents, issus des archives de la Cour, montrent que, peu profitable, la société a été vendue et que, jusque dans les années cinquante, la famille a tenté de se faire indemniser pour ces pertes.
On remarque aussi la reproduction d’une affiche publicitaire qui rappelle que l’entreprise luxembourgeoise « Le Tabac du Globe » fabriquait, d’abord au Pfaffenthal, puis en Algérie, des cigarettes à destination du marché colonial français, en Indochine principalement. Des boîtes de poudre à lessiver et des publicités vantent les marques Sunlight ou Vigor, produits à partir d’huile de palme dans une usine dirigée par un certain François Beissel de Pétange.
« Cette économie coloniale se base sur un écart de traitement entre Européen(ne)s et colonisé(e)s : les bases de l’économie coloniale sont la violence, le travail forcé et les punitions corporelles », rappelle un panneau illustré par des photos assez peu soutenables (d’ailleurs cachées sous un abattis) des atrocités infligées aux récalcitrants dans l’exploitation du caoutchouc rouge : mains et pieds coupés, punitions corporelles à coups de chicotte…
Idéologie ambiante La complexité de sujet est palpable tout au long du parcours. Le mérite de l’exposition, qu’il faut visiter de préférence avec un guide ou en prenant le temps de lire les panneaux explicatifs, est de ne pas évincer cette complexité. L’État luxembourgeois n’a pas été une puissance coloniale, mais l’idéologie coloniale n’a pas épargné le Luxembourg, imprégnant la mentalité de sa société mais aussi sa politique, son économie et sa culture du milieu du 19e siècle jusqu’aux années 1960. « On ne peut pas simplement se donner une bonne conscience en se disant que le Luxembourg n’a jamais exercé d’autorité politique sur un territoire d’outremer ou sur ses populations », martèle Régis Moes. Il montre de nombreux documents qui attestent de la propagande coloniale qui était menée au Luxembourg, notamment à partir de 1922 quand les Luxembourgeois sont considérés comme les égaux des Belges au Congo. Le cercle colonial, placé sous le haut patronage du Prince Félix, le mari de la Grande-Duchesse Charlotte, et du gouvernement, organise projections, conférences et expositions qui véhiculent des images orientées de la réalité coloniale. L’Office d’informations du Congo belge est présent lors des foires du printemps à Luxembourg et inversement, le Grand-Duché se présente très officiellement sur place. C’est ce qu’on voit sur une photo de la Foire commerciale, industrielle et agricole du Kivu à Bukavu, en 1953 où Pierre Dupong est présent sur le stand du Luxembourg (voir sur la photo de Une). Le travail dans les colonies est valorisé dans le lycées où des professeurs recommandent l’Université coloniale d’Anvers pour mener des études supérieures. Les organisations missionnaires récoltent des dons et suscitent des vocations au service de l’entreprise coloniale. Ainsi, en 1922, la moitié des membres du clergé de nationalité luxembourgeoise est en poste à l’étranger, dont beaucoup en outremer. L’exposition montre aussi le racisme ambiant dans la pensée de l’époque à travers les stéréotypes véhiculés dans des publications officielles, mais aussi dans la presse, la littérature, les manuels scolaires, les arts populaires, les films et la publicité.
Le parcours se termine à l’étage pour ouvrir la réflexion sur la situation actuelle et donner la parole à neuf hommes et femmes du Luxembourg dont la vie est marquée par ce passé. Anciens colons ou enfants de colons, enfants de mère africaine et de père luxembourgeois, activistes politiques, Congolais et Congolaises vivant au Luxembourg, le passé colonial fait partie de leur identité. En plus, deux témoignages se rapportent à l’histoire coloniale du Portugal et du Cap-Vert, dont une grande partie de la population luxembourgeoise d’aujourd’hui est aussi l’héritière.
Des excuses Si le Luxembourg n’est pas impliqué en tant qu’État, les citoyens luxembourgeois qui ont participé à la vie des colonies à quelque niveau que ce soit l’ont été avec le soutien de tous les gouvernements et de presque tous les partis de l’époque. « La présentation ou non d’excuses pour notre passé colonial ne relève pas de la responsabilité des historiens mais du politique », botte Régis Moes en touche.
« Il nous incombe de donner des éléments historiques fiables pour que l’État puisse répondre aux questions de sa responsabilité ». Des chercheurs du C2DH travaillent d’ailleurs dans ce sens, dans le cadre d’une convention avec le ministère d’État. « Il reste encore de nombreux sujets de recherche à mener, notamment sur l’implication de Luxembourgeois lors des guerres de décolonisation, en Algérie par exemple. Une meilleure connaissance de cette période nécessiterait l’ouverture des archives des services de renseignement », espère l’historien qui s’attend à recevoir des documents issus d’archives et de collections privées pendant la durée de l’exposition.