« Wenn zwei Künstler miteinander reden, dann sprechen sie über Geld. Wenn zwei Banker miteinander reden, dann sprechen sie über Kunst. » Georg Seeßlen
La bonne blague : lorsque la Banque internationale à Luxembourg invite l’artiste Armand Strainchamps à réaliser une exposition personnelle dans sa galerie Indépendance, route d’Esch, pour célébrer le 160e anniversaire de la banque, ce dernier peint ...des billets de banque. Des peintures de billets de banque qu’en plus il vend, et pour lesquels, donc, il reçoit lui-même des billets de banque. Mise en abyme ou pléonasme ?
Rendez-vous est pris dans les locaux de la galerie pour regarder les œuvres et parler de manière très décomplexée de la relation entre art et argent. « Bien sûr que j’étais content quand la banque m’a contacté – quel artiste ne serait pas content d’exposer ici ? » entame Armand Strainchamps, 61 ans, études aux Beaux-Arts et à la Cambre à Bruxelles dans les années 1970-1980. Strainchamps est un de ces artistes qui ont fait leur carrière artistique hors du circuit institutionnel, ignoré par les MNHA, Mudam et autres Casino. Parce qu’il est avant tout peintre et parce qu’il fait un art qui est loin des tendances internationales. « Le ‘milieu’ ? Qui peut me dire ce qu’est ce fameux ‘milieu’ artistique ? » sourit-il. S’il n’a jamais travaillé ni avec le Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, ni avec le Mudam, c’est parce qu’« on ne me l’a jamais proposé... Mais je ne suis pas fâché avec eux pour autant. »
Déconsidéré par les institutions, Armand Strainchamps commence donc très tôt à diversifier ses activités, à développer ses interventions dans l’espace public par exemple, où il a conquis une certaine notoriété dès le milieu des années 1990, lorsqu’il décore le plafond de la Gare centrale. « Par les interventions dans l’espace public, on acquiert très rapidement une présence et une visibilité énormes », se souvient-il ; car le grand public est directement confronté à cet art dans son environnement urbain immédiat. Parallèlement, Armand Strainchamps se lance au cinéma et enseigne au Lycée technique des Arts et Métiers (plus que deux heures par semaine aujourd’hui). « J’ai toujours gardé un pied dans une autre réalité » résume-t-il sa stratégie. Mais il n’arrête jamais de peindre.
Car c’est par la peinture qu’Armand Strainchamps a réussi à construire un cercle de collectionneurs fidèles, qui le suivent depuis les débuts, ont soutenu sa période copy art et salué la reconquête de la peinture, et, surtout de la couleur, au début des années 2000. « J’adore toujours autant peindre, se réjouit-il, sinon je ne passerais pas six heures par jour dans mon atelier... » Bien qu’il ait travaillé durant une dizaine d’années, au début de sa carrière, avec une galerie, la Cité, où il a vendu son premier tableau 12 000 francs (300 euros), il a pris lui-même en main sa carrière par la suite, exposant régulièrement chez Danielle Igniti à Dudelange (où il est né), mais aussi à des endroits plus insolites, comme des banques.
Et en est ravi. « Cette indépendance du circuit de l’art me permet d’être autonome, notamment dans la fixation de mes prix. Ce n’est pas négligeable qu’ici, à la galerie Indépendance, je ne paie pas de commission par exemple. » Un tableau d’Armand Strainchamps de la série Sans titre, qui accompagne celle sur les billets de banque, coûte ainsi, pour une toile d’un mètre sur un mètre (son format standard) 4 500 euros. Le brut est le net pour lui. En galerie, il devrait le doubler afin que le galeriste puisse en déduire sa commission, qui peut monter jusqu’à cinquante pour cent du prix de vente. « À l’époque, ma galeriste me disait : ‘Il faut contrôler l’évolution de son prix dans la durée. Un artiste peut augmenter, mais jamais baisser ses prix’. » Un précepte qu’il n’a jamais oublié.
Il y a cinq ou six ans, se rappelle encore Armand Strainchamps, un de ses tableaux valait la moitié de son prix actuel. Il rigole en voyant les tarifs exorbitants de beaucoup de ses jeunes confrères, et estime qu’à ces prix-là, ils ne vont pas vendre. « Et si un peintre ne vend pas, il faut qu’il réfléchisse à faire autre chose qui le fasse vivre. » À la galerie Indépendance, il apprécie en outre la liberté dont jouit l’artiste, le respect avec lequel il est encadré et assisté dans son projet, mais aussi l’important public généré par les trois vernissages – un millier de visiteurs en quelques jours – ou le fait qu’il ait pu réaliser un catalogue selon ses idées et... d’avoir vendu huit toiles après trois semaines d’exposition seulement.
« Die Bank, die Kunst als Visitenkarte versteht, und der hoffnungsfrohe Besserverdienende, der sich das Kunstwerk passend zur Wandfarbe sucht, entsprechen einander perfekt », notent Georg Seeßlen et Markus Metz dans leur pamphlet Geld frisst Kunst. Kunst frisst Geld (Suhrkamp, 2014). Armand Strainchamps sait aussi que pour acheter un tableau à 5 000 euros, on doit gagner plus qu’un salaire social minimum. Mais si la banque a des clients qui viennent en Lamborghini ou en Ferrari, il y en a visiblement d’autres qui ont une autre définition de « l’objet de luxe ». Ses tableaux sont hauts en couleurs, faciles d’accès, avec un langage formel très pop-art : de gros traits noirs démarquant des éléments figuratifs sur des aplats de couleurs – avec, souvent, une représentation anonymisée de la figure humaine qui n’est pas sans rappeler Julian Opie.
Cette technique sied aussi à sa recherche formelle pour la série de seize tableaux autour de l’iconographie des billets de banque, dont la Bil avait le droit d’émission jusqu’à l’introduction de l’euro en 2002. Les représentations des femmes régnantes, mais aussi celles de l’agriculture ou de l’industrie lourde fascinèrent Armand Strainchamps, par leurs styles si différents, tellement dans l’air du temps et dans les mouvances internationales de l’histoire de l’art, comme d’ailleurs les différents logos de la banque, qu’il a détourés, agrandis et réagencés avec des ornements, pour en faire cette série (acquise par la banque pour sa collection). Armand Strainchamps n’a pas peur du contact avec le monde de la finance, n’en détourne pas les codes et n’en critique pas le fonctionnement. Lui, son truc, c’est la peinture. Structurer l’espace, faire se confronter les couleurs, laisser une part de doute et de liberté d’interprétation au spectateur. Qu’il dessine des passants dans la rue captés avec un appareil photo ou les ornements d’un billet de banque semble finalement secondaire pour lui.