Soudain, un yodel. Pas un petit yodel de rien du tout, mais un beau, grand yodel qui vous transperce et vous réveille. Sophie Jung commence ainsi sa performance à la galerie Nosbaum-Reding et explique que, « comme nous le savons tous », le yodel a été inventé pour communiquer de cime de montagne à cime de montagne. Sur le mur, un dessin au trait enfantin de sommets et de vallées illustre son propos. Dans la salle, des pupitres ont été improvisés avec des rouleaux en carton, surmontés de portes-documents en plexiglas et parfois habillés de bouts de chaussettes. Ils forment une sorte de forêt dans laquelle l’artiste déambule durant sa performance. Aux murs sont accrochées de fragiles sculptures faites de bric et de broc – et parfois de papiers enroulés – ; par terre, des canards en plastique portent encore des feuilles A4, photocopies de textes provenant de nombreuses sources, dans leurs becs. Sophie Jung s’y servira parfois durant sa performance, choisissant de nouveaux textes au gré de l’ambiance.
Bienvenue dans le monde de Sophie, exposé pour la deuxième fois en un peu plus d’un an chez Nosbaum-Reding et venant de remporter la premier prix Leap (Luxembourg Encouragement for Artists Prize), doté de 12 000 euros, organisé par les Rotondes, Artcontemporain.lu et l’étude d’avocats Allen & Overy et qui s’accompagnait d’une exposition aux Rotondes et d’un catalogue. Le jury, composé de Zoë Gray du Wiels à Bruxelles, d’Emmanuel Latreille du Frac Languedoc-Roussillon, de Patrick Majerus, collectionneur luxembourgeois, d’Estelle Pietrzyk du Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg et de Christoph Tannert du Künstlerhaus Bethanien à Berlin, trouvait les sculptures-collages de l’artiste très contemporaines, « dans un monde qui est de plus en plus fait de collages d’informations » et était « intrigué par la relation ambiguë entre performance, écriture et installation qu’elle développe ».
Avec le temps, Sophie Jung s’avère surtout performeuse et auteure, les objets-installations qu’elle produit devenant les coulisses de son incroyable présence, de ses shows imprévisibles, faits de bribes de textes entendus dans la réalité – « The bin had to be removed because some idiot put broken glass in it » –, lus dans des livres, qu’ils soient de littérature ou des encyclopédies, ou trouvés dans des magazines et des journaux, beaucoup sur internet aussi, sur les réseaux sociaux dont elle se sert à la fois comme source et comme prolongement de son travail. Sophie Jung nage dans le monde actuel comme un poisson dans l’eau, elle transforme la désorientation du citoyen lambda dans un trop-plein d’informations et d’influences en concept de travail. Tout lui sert de matériau, dont elle compose ses sculptures-objets laissant beaucoup de visiteurs n’ayant pas participé à une de ses performances, complètement perplexes. Il y a souvent un objet long posé contre le mur, assorti de toutes sortes de choses, de scotch en passant par des bouts de peintures réalisées par sa grand-mère, Germaine Hoffmann, des morceaux de jouets, de tissus, de matériaux de construction, des iPod shuffle, des écrans vidéo... Ces objets ne sont que la matérialisation de ses chaînes associatives parfois improbables faites d’éléments du réel dans lequel elle se sert comme sur les étals d’un supermarché.
Tout lui sert pour créer et étoffer sa biographie fictive, un personnage fragile et rêveur, « à la fois maladroit et séducteur, à moitié distrait, puis soudain focalisé au point de toucher à la folie, alternant blagues douteuses, commentaires grivois et plaidoyers enflammés pour un monde meilleur » écrit Tom Morton, auteur et commissaire d’exposition, dans son catalogue pour Leap. Dans ce monde, il y a toujours Peter Burleigh, him, son partenaire dans la vie et dans l’art, souvent sa grand-mère, des doudous de son enfance, la musique pop, très inspirante, et le monde extérieur en bribes. C’est un univers à l’intimité protectrice, une idée du chez-soi au bord du kitsch ; ce sont des moments d’émerveillement et d’autres de déconnade. Son humour, déjà absurde, est devenu très british, avec ce second degré pince-sans-rire qui le caractérise. Sans vouloir établir d’hérédités, le penchant de Sophie Jung pour l’absurde la rapproche irrémédiablement de son père André Jung et de sa sœur Marie, tous les deux acteurs. De plus en plus souvent, elle écrit elle-même des textes et les scripts de ses performances, qui deviennent presque plus importants – et plus intéressants – que ses objets.