Il y a eu Schroedinger et son chat (1935), puis Heisenberg et son « principe d’incertitude » (1927), deux physiciens popularisés par des films, pièces de théâtre et surtout par des séries de télévision, et entrés ainsi dans l’imaginaire collectif des millenials. Aujourd’hui, c’est leur prédécesseur d’origine serbe, l’inventeur, ingénieur (il a notamment développé le système du courant alternatif) et physicien Nikola Tesla (1856-1943) qui prend le relais : adulé par Jim Jarmusch notamment, qui lui tire la révérence dans ses films, comme Only lovers left alive (2013), mais aussi et surtout avec un projet d’opéra, sur lequel il travaille depuis des années en collaboration avec Robert Wilson et Phil Kline, ou par de plus jeunes entrepreneurs, comme l’Américain Elon Musk, qui a nommé ses voitures électriques haut de gamme d’après Tesla. Karolina Markiewicz et Pascal Piron, qui travaillent en duo depuis trois ans, lui dédient deux œuvres (une vidéo et une œuvre sur papier) ainsi que toute l’exposition qui se tient actuellement au Ratskeller du Cercle-Cité en les nommant d’après (des citations de) Tesla : The present is yours, the future is mine ; Le bureau Tesla des futurs possibles ; We built but to tear down ; You may live to see man-made horrors beyond your comprehension... Google vous crache des centaines de ses citations en une fraction de seconde.
L’exposition au Ratskeller est une exposition de groupe, une anthologie, comme les institutions aiment en consacrer aux artistes autochtones – comme ça, en un coup, c’est bon, on peut dire qu’on a « fait quelque chose » pour eux. Les trois expositions Elo – Inner Exile, Outer Limits, The Venice Biennale Projects ou les lauréats du prix Steichen, toutes au Mudam, en sont de bels exemples. Ici, la Ville de Luxembourg a voulu fêter les dix ans du Kiosk de l’Aica (Association internationale des critiques d’art) à sa manière. Karolina Markiewicz fut invitée à organiser une exposition avec des œuvres des 23 artistes qui exposèrent entre 2005 et 2013 dans ce beau kiosque à journaux moderniste près du pont Adolphe avant sa destruction pour cause de chantier. Un exercice difficile, puisque toutes les œuvres pour le Kiosk furent pensées pour ce lieu central, ses dimensions et l’architecture de cet édifice si charmant. 19 d’entre eux ont finalement répondu à l’invitation1 de participer à un tel show pas vraiment rétrospectif (puisque ce ne sont pas les œuvres originales qui sont montrées, elles ne seraient pas entrées de toutes façons), mais que la commissaire et artiste a au contraire voulu prospectif. Elle leur a donc demandé, en plus d’un travail de leur choix à accrocher ou installer dans l’exposition, de réfléchir à un scénario du futur, notamment du rôle qu’auront à y jouer les artistes, et ce sur une feuille A4.
Ce « bureau des futurs possibles », pour scolaire que soit l’exercice, est assez réussi, simple table avec quelques chaises désappareillées, installées sous une citation coulée en béton de Martine Feipel et Jean Bechameil, Does the future belong to us ?, réalisée pour l’occasion. Sur la table sont alignées les feuilles de papier, sur lesquelles beaucoup d’artistes se limitent à citer une phrase plus ou moins érudite sur l’avenir, alors que Justine Blau, elle, a posé des graines sur une feuille de papier absorbant qui, régulièrement arrosées, commencent à germer – une métaphore on ne peut plus littérale des promesses d’un meilleur lendemain.
Il faut dire qu’en général, et malgré un accrochage plutôt réussi dans un espace toujours aussi difficile, beaucoup d’artistes ne se sont pas foulés, proposant simplement une œuvre sortie du stock – photo, dessin, illustration. Marco Godinho présente l’installation la plus photogène de l’exposition, Every Day a Revolution, créée en 2012 et adaptée ici, consistant en un cercle d’autant de bouteilles qu’il y a de jours d’exposition (40), dans lesquelles est placé chaque jour un œillet de plus – pour un artiste d’origine portugaise, l’œillet a une signification particulière, symbole que la révolution populaire et non-violente est possible. Le duo M+M, qui avait rendu à l’ancien kiosque à journaux sa fonction première, celle de l’étal de journaux, habitent avec le plus grand bonheur l’espace qui leur fut assigné, décorant tout le Mur Jean-Paul d’images de Josemaría Escrivá de Balaguer, le fondateur d’Opus Dei, canonisé par Jean-Paul II, ainsi que de ce dernier – et d’autres icônes de notre temps, réduites et multipliées jusqu’à ne plus être perçues que comme des pixels (extrait de leur Panic Room, en 2007 au Pergamon Museum à Berlin). Leur installation critique pourtant ne tombe pas dans le négativisme, contrairement à la vidéo We build but to tear down, du duo Markiewicz-Piron, interminable (480 minutes) captation vidéo d’essais nucléaires accompagnée d’un texte pessimiste, probablement aussi de Nikola Tesla (mais ce n’est précisé nulle part) sur le pouvoir destructeur de l’homme, le thème récurrent dans leur travail commun.
Max Mertens montre encore une fois sa certes très belle installation Wrecking Hammer (2014), marteaux accrochés au-dessus de ventilateurs qui les font danser et frapper contre le mur. Elle fut probablement une réaction à son installation aux Kiosk (2009) – un gros ballon rouge basculant entre deux ventilateurs –, très vite victime de vandalisme. Mais on l’a déjà un peu trop vue sur le si petit territoire de la capitale, notamment dans The Project chez Bradtke, en 2014. Gilles Pegel et Mike Lamy essaient de trouver l’essence des choses dans des représentations d’objets, jouant sur les échelles et les codes de couleur, passablement désorientant au premier regard.
Restent les projets en extérieur, deux néons réalisés pour l’occasion : devant la porte, rue du curé, David Brognon et Stéphanie Rollin ont accroché un nouvelle œuvre, Nous allons observer une minute de silence, illisible pour le passant puisque transcrite en Pitman Shorthand, une méthode de sténographie inventée par Isaac Pitman – comme si les victimes des attentats parisiens ne méritaient qu’un hommage précipité, un souvenir rapide et vite inintelligible. Dans le nouveau Kiosk de l’Aica, le container à côté du pont bleu, Isabelle Marmann a également réalisé un néon, Hell has become paradise, écrit à la main d’un trait hésitant, et qui joue sur l’inversion des opposés.
Après avoir vu l’exposition, on sort de là plus dubitatif qu’avant. Dans toutes ses notes d’intentions et conférences, Karolina Markiewicz se dit persuadée que les artistes ont la clé d’une utopie politique et sociétale, d’un meilleur avenir. Au Ratskeller, on se dit que rien n’est moins sûr – ou alors, ils ne savent pas où il l’ont mise, cette clé. Les meilleures propositions sont celles qui s’ancrent dans l’histoire, juste devant celles qui (s’)interrogent.