La baisse de la TVA sur le livre numérique, passée de quinze pour cent au taux réduit de trois pour cent à partir du 1er janvier 2012, s’alignant ainsi sur le taux des livres « physiques » et des journaux, a fait l’économie d’une loi et d’un débat sur l’opportunité d’un « choix politique » qui n’est pas dépourvu de risques, loin s’en faut. Une simple circulaire de l’Administration de l’enregistrement et des domaines publiée le 12 décembre dernier a rendu ce passage possible1. On peut s’interroger sur la fragilité de la base juridique choisie par le ministère des Finances.
Ce qui explique en partie aussi pourquoi la circulaire a suscité si peu de littérature auprès des fiscalistes opérant au Luxembourg, d’ordinaire si prolixes à chaque fois qu’intervient un changement favorable de la réglementation fiscale. Personne n’ose vraiment se mouiller tant le terrain est glissant. La circonspection est de mise face à une initiative plutôt téméraire du gouvernement luxembourgeois, probablement davantage dictée par le marché et les opérateurs du secteur privé et leur chantage au moins-disant fiscal que par une décision stratégique délibérée. Fortement inspirés par les Français, qui ont joué eux-mêmes avec le feu en abaissant dans la loi de finances pour 2011 (article 25) le taux de TVA sur le livre numérique de 19,6 à 7,7 pour cent au 1er janvier et l’alignant sur celui du livre traditionnel, les dirigeants luxembourgeois reconnaissent l’audace de leur initiative tout en justifiant sa pertinence à l’aune d’un argument qu’ils veulent imparable : la neutralité du net. Il n’y a pas de raison qu’un livre sur support papier bénéficie d’un taux de TVA super-réduit de trois pour cent et que son équivalent « immatériel » reste frappé par une taxation « normale » à quinze pour cent. Des arguments identiques ont été utilisés par les dirigeants français pour faire passer la baisse de la TVA sur l’e-book.
Le livre, quelle que soit sa forme numérique ou traditionnelle, est un produit culturel et son accès mis à la portée de toutes les bourses, d’où le levier de la TVA à taux réduit, introduit dans les années 1990 par la Commission européenne sur des produits et services à vocation plus ou moins sociale. À l’époque, chaque État avait fait sa propre interprétation des biens et services méritant un traitement à part. Chaque État fit donc son marché à partir d’une liste définie par Bruxelles. Le Luxembourg a par exemple décidé que les prestations des avocats (le régime a été aboli depuis) ou les locations de coffres en banque exigeaient un coup de pouce fiscal, au même titre que les produits de première nécessité comme l’alimentation(hors boissons alcoolisées) et la restauration2. Les dirigeants luxembourgeois ne jugèrent pas indiqué, à moins que l’opportunité d’affaire leur échappa à cette époque, d’inclure dans la liste des taux super-réduits les services de radiodiffusion et de télévision. Ce n’est qu’en 2007, dans le cadre de la loi budgétaire 2008, que le gouvernement réduisit de quinze à trois pour cent la TVA frappant ces services utiles à la stratégie du Luxembourg de se positionner comme une des plateformes internationales des nouvelles technologies de communication.
Sur le plan légal, la loi budgétaire et la circulaire de l’Administration de l’enregistrement et des domaines, qui ficelèrent les contours des nouvelles règles TVA, étaient irréprochables, alors que la pertinence économique des taux réduits était déjà mise en cause au niveau européen et que la France bataillait ferme pour convaincre ses partenaires européens d’une baisse de la TVA dans la restauration traditionnelle : les services de radio et de TV étaient déjà éligibles dans la liste de Bruxelles. Il ne fallait qu’en transposer les modalités dans la réglementation nationale. Reste qu’en 2007, le texte de la circulaire du directeur de l’AED3 s’étalait sur cinq pages. Le texte du 12 décembre 2011 sur le livre numérique fait une demi-page, ce qui tranche avec la logorrhée dont la direction de l’enregistrement fit étalage dans la circulaire sur les services de radio et TV.
La base juridique dont il se revendique aujourd’hui est déconcertante. En le schématisant, le raisonnement des autorités est qu’en l’absence d’une interprétation « unanime » des Européens sur la notion de « livre » et pour des raisons de neutralité, il convient de lui accorder « une acceptation large »4, autorisant le gouvernement luxembourgeois à faire entrer l’e-book dans sa liste des produits et biens bénéficiant de taux super-réduits. « À identité de fonction, une distinction entre support physique et support numérique ne s’impose pas », assure la circulaire du directeur de l’AED en précisant, de façon aussi présomptueuse qu’hasardeuse, que « cette interprétation est implicitement corroborée » par la communication du 6 décembre 2011 de la Commission, qui souligne « la question de l’égalité de traitement des produits qui sont disponibles à la fois sur support traditionnel et en ligne a (…) suscité de très nombreuses réactions lors de la consultation publique ». « Ces questions devront être abordées », note encore cette communication de Bruxelles, tout en se gardant bien de la trancher comme beaucoup d’éditeurs l’attendaient pourtant.
C’est donc sur cet édifice branlant que le gouvernement luxembourgeois a fait le choix, comme la France, de l’alignement de la TVA de l’e-book sur celui du livre traditionnel : « Un choix politique » souligne-t-on dans l’entourage du ministre des Finances en évoquant des considérations de « compétitivité » par rapport précisément à la France. La baisse de la TVA sur le livre électronique a été un « élément déterminant » dans le choix du Luxembourg de faire de même, souligne une source proche du ministère des Finances.
Entre les sept pour cent des Français et les trois pour cent des Luxem[-]bour[-]geois, il n’y a en effet pas photo pour un des géants du commerce « culturel » en ligne comme Amazon, qui s’est empressé, peu après la publication de la circulaire du 12 décembre, de contacter les membres de sa plateforme d’autopublication pour leur signaler les modifications du régime fiscal applicable au grand-duché. En outre, Paris a imposé aux éditeurs numériques, à l’instar de ce qui se pratique déjà dans l’édition papier, un prix unique pour éviter toute forme de dumping sur les prix. Des contraintes – inexistantes au Luxembourg –, devraient plutôt desservir la France comme lieu d’implantation des éditeurs « immatériels ».
Le gouvernement luxembourgeois a-t-il bien évalué le risque coûts/bénéfices de son initiative et sa portée symbolique ? Avec les changements des règles de perception de TVA dans le pays du consommateur (et non plus celui du prestataire, comme c’est le cas encore actuellement) qui se profilent à partir du 1er janvier 2015, l’attrait du Luxembourg pour les éditeurs de livres numériques risque de ne pas survivre au-delà de cette échéance. En attendant, et compte tenu du développement prévu de l’e-book par rapport à son concurrent papier, plus cher en coûts de production, la nouvelle « niche » fiscale – même avec le taux super-réduit – devrait alimenter les caisses du Trésor luxembourgeois. Le ministre des Finances n’a probablement pas pu rester insensible à ces perspectives de recettes supplémentaires au cours des trois prochaines années, même si elles n’atteindront pas les centaines de millions de recettes tirées de la présence des grands acteurs du commerce électronique sur des produits plus matures – et taxés normalement à quinze pour cent – comme la musique, la vidéo ou les jeux en ligne.
En imitant la France dans la surenchère fiscale, Luc Frieden a pris aussi le risque d’exposer le pays à une procédure d’infraction de la part de la Commission européenne. Le journal français Les Échos avait évoqué en novembre dernier l’envoi par les services de la Commission européenne d’une lettre à Paris l’informant de la non-confirmité de son projet de TVA réduite sur le livre numérique avec la directive européenne de 2006 sur la TVA. « Une procédure d’infraction contre la France paraît inévitable », indiquait le quotidien financier.
À Luxembourg, le risque est pris également au sérieux : « Nous ne banalisons pas le risque », explique-t-on dans l’entourage du ministre des Finances Luc Frieden, CSV, sans toutefois céder à la peur du blâme venant de Bruxelles. « Nous verrons bien le moment venu », laisse-t-on encore entendre en invoquant aussi les « informations très différentes », voire contradictoires, des intentions réelles de la Commission à sévir ou non.
Si l’Espagne, qui avait aligné fin 2009 son taux de TVA des e-book sur celui du livre traditionnel, a dû faire marche-arrière au bout de quelques mois et renoncer à ce traitement « neutre » des deux supports sous l’aiguillon de Bruxelles, on connaît aussi les tiraillements à l’intérieur du collège de la Commission sur la question. Selon le journal Le Monde, Neelie Kroes, la commissaire en charge de l’agenda numérique, ainsi que son président José Manuel Barroso, se sont dits favorables, à titre personnel, à un alignement des taux au nom de la neutralité du net. Mais ça n’engage pas la Commis[-]sion pour autant et encore moins le Conseil des ministres des 27 et principalement de l’Allemagne et les pays scandinaves, farouchement opposés au principe des taux réduits de TVA.
La circulaire du 12 décembre vient donc comme un cheveu sur la soupe, même si à l’AED, on indique avoir soumis le texte à la Commission européenne, sans préciser s’il a reçu son aval, ce qui serait plutôt surpenant. Les dirigeants luxembourgeois, en envoyant le directeur de l’Administration de l’enregistrement et des domaines au casse-pipe à leur place, ont certainement fait des « choix politiques » controversés, mais pas extrêmement risqués pour eux (une circulaire peut s’effacer d’un trait de plume), sinon en termes de réputation. Car dans cette affaire, le Luxembourg pourrait être à nouveau montré du doigt, pour pratiquer le dumping fiscal – sinon culturel, la réputation d’Amazon n’étant pas reluisante auprès des éditeurs – , alors que cet exercice a été proscrit au niveau communautaire. D’ailleurs, la lecture de la communication du 6 décembre de la Commission, servant de référence à la circulaire du 12 décembre, évoque la possibilité de supprimer les taux réduits « qui constituent un obstacle au bon fonctionnement du marché intérieur ». Le Luxembourg et la France pourraient toutefois profiter de la cacophonie qui se fait entendre à Bruxelles sur la taxation du livre numérique. Ça sent la crise d’autorité.
Si les Français, cette fois, pourront difficilement faire une leçon de morale à leur partenaire grand-ducal, les Allemands ne devraient pas se gêner de le faire à leur place.
Sur le plan de la politique intérieure, on pourrait aussi reprocher au gouvernement d’avoir agi sans concertation publique, mis à part celle des opérateurs du secteur privé pour servir leurs propres intérêts, bien que ces derniers s’en défendent. Il n’y a eu aucun débat au Luxem[-]bourg sur l’opportunité de mettre au diapason la fiscalité des livres électroniques sur celle du livre « traditionnel », qui bénéficie du taux super-réduit, au même titre que 21 autres biens et services comme les chaussures pour enfants, les entrées au musée et les concerts. S’il avait emprunté la piste de l’orthodoxie règlementaire, le texte n’aurait probablement pas dépassé le cap du Conseil d’État, toujours prompt à épingler les incohérences juridiques.
Luc Frieden avait brièvement évoqué devant les députés les intentions du gouvernement le 8 décembre dernier, lors des débats sur le projet de budget 2012. La baisse de la TVA sur le livre électronique avait été validée quelques jours plus tôt, le 2 décembre lors d’un conseil de gouvernement. Le sujet avait été porté à l’ordre du jour par le ministre des Finances et son homologue des Communications, François Biltgen, CSV, « à la dernière minute », de sorte que la décision de baisse de la TVA sur le livre numérique n’apparaissait pas dans le compte-rendu des travaux. Le changement de taux sur l’e-book a été pris de manière discrétionnaire. Cette décision jette aussi le doute sur la capacité des dirigeants à mener le Luxembourg sur la voie d’une économie durable. On sent bien que c’est la crise et que personne ne semble avoir vraiment beaucoup d’idées pour trouver des issues de secours.