Dans ses discours et interventions, les représentants de la Sécurité routière font souvent référence au spécialiste français Denis Kessler, professeur de sciences sociales et économiques et docteur d’État en économie, qui analyse la cause de la sécurité routière en divisant son évolution en trois phases : le temps des pionniers, la prise en charge par l’État et l’intégration totale dans la société. La Sécurité routière a.s.b.l. a vécu les trois phases.
Créée en 1960, année de l’introduction de la limitation de vitesse 60 dans les agglomérations, cinq ans après la parution de la première législation routière, notre association a certes fait partie des pionniers. L’association sera la première (et la seule) à élaborer des programmes d’éducation routière dans les écoles. Le « théâtre des guignols » et la « coupe scolaire » furent des créations des premières années de l’association.
Des revendications timides se font entendre. Mais les années 1960 ne sont pas marquées par des préoccupations en la matière, bien au contraire. On savoure les bienfaits qu’offre la société de consommation moderne et les prouesses techniques que l’industrie automobile met au profit d’une population au pouvoir d’achat croissant. Le culte de l’automobile est né et le nombre des accidents de la route s’en ressent.
En 1966, un certain Marcel Rouet publie un livre sur les accidents de la route intitulé Échec à l’accident dans lequel il écrit : « Au rythme de l’accroissement du parc automobile et tenant compte du développement léthargique du réseau routier et de l’augmentation du taux de l’accidentéisme, l’humanité (et la France en particulier) ne sera plus, dans un avenir pas très lointain, composée que de diminués physiques. En dépit de cet état de fait, une certaine inconscience, un refus d’admettre la réalité du danger automobile, anime encore les usagers de la route. »
Ici Marcel Rouet s’est trompé. Le développement du réseau routier fut tout sauf léthargique et la terre n’est pas peuplée exclusivement de diminués physiques. En 1966, Marcel Rouet avait prédit : « L’enfant de l’an 2000 possédera sa propre voiture. » En tout cas, en 2010, on est plutôt occupé à l’habituer de prendre le train, le bus, d’aller à pied ou de prendre le vél’oh.
Il faut attendre les années 1970, les plus meurtrières au Luxembourg avec plus de cent tués par an pour voir apparaître une certaine prise de conscience du risque routier et une première vague de mesures législatives. La limite du taux d’alcoolémie à 0,8 pour mille, l’introduction d’une période de stage pour les conducteurs novices, l’obligation du port de la ceinture à l’avant du véhicule, le port obligatoire du casque, les limitations de vitesse 90 respectivement 120. Parallèlement, le réseau autoroutier est étendu. L’A1, A4, l’A6 et l’A3 sont mises en service. En 1979, la Sécurité routière est l’initiatrice du fameux Billy-Club qui a connu pendant de longues années une grande notoriété non seulement auprès des enfants.
Dans les dix prochaines années aucune nouvelle mesure législative n’est prise, mais les accidents mortels baissent sous l’impulsion des mesures prises au début des années 1980 et, entre autres, des campagnes de sensibilisation répétées de la Sécurité routière. La vitesse, la ceinture de sécurité et l’alcool sont – déjà à l’époque – les thèmes prioritaires. Concernant l’alcool au volant on peut lire dans le bulletin périodique 59 de l’année 1988 de la Sécurité routière : « Si le slogan ‘boire ou conduire, il faut choisir’ a traversé les frontières, son efficacité ne fut pas celle escomptée. Dans un pays de buveurs de bière, de vin et d’eau de vie comme le nôtre, il est bien difficile de faire accepter aux usagers de la route de supprimer le verre de trop avant, pendant et après le repas. »
Le moins qu’on puisse dire est que le constat de l’époque était nettement moins hypocrite et certainement plus réaliste que les élucubrations et errances verbales qu’on a entendues plus récemment dans le cadre de la discussion autour de l’abaissement du taux d’alcoolémie à 0,5 pour mille.
En effet, la situation a bien changé depuis ce temps où le Luxembourg se dotait de slogans tels que « De Patt an Éieren, me loos déch féieren » ou « Kee Promill am Automobil ».
La campagne « Chauffeur fir den Owend » lancée par la Sécurité routière en 1995 restera dans les anales de la communication non-commerciale au Luxembourg, non à cause de son succès fulgurant mais plutôt à cause des casquettes jaunes qui furent distribuées en guise de récompense aux chauffeurs sobres. Même si ces fameuses casquettes jaunes n’ont fait que deux saisons, on en parle encore aujourd’hui.
Tel est d’ailleurs également le cas, mais dans un autre registre de la campagne « Sief kéen Déier am Verkéier », qui, malgré une totale incohérence entre texte et visuel, figure parmi les spots cultes qui se sont hissés dans le top ten des citations spontanées dans chaque sondage sur les campagnes de la Sécurité routière.
Autre exemple d’une action qui reste dans la mémoire du public éprouvé, plutôt à cause d’une communication abondante mais certainement un peu maladroite : Le « Pick-Up », un mort-né qui ne consistait pas du tout à se faire reconduire par le soussigné et encore moins par la ministre des Transports de l’époque, Mady Delvaux-Stehres. L’idée était certes originale, mais exiger d’un Luxembourgeois de se faire reconduire par quelqu’un ET de confier son véhicule à une tierce personne était illusoire sinon naïve, admettons-le.
Revenons à la campagne « Chauffeur fir den Owend » qui ne consistait bien entendu pas seulement à distribuer des casquettes jaunes. Mais à l’époque, les usagers ne voyaient pas vraiment de raison pour se priver du dernier Pättchen pour la route. Les contrôles de police étaient rares, la peur de l’accident lointaine. Les Luxembourgeois n’étaient tout simplement pas prêts pour le message de la campagne, l’idée de désigner un chauffeur de la soirée et de tester son taux d’alcoolémie avant de prendre le volant pour le retour.
Mais la Sécurité routière était persuadée du bien-fondé de cette campagne qui avait largement fait ses preuves à l’étranger, mais qui « frappait » les Luxembourgeois un peu avant l’heure. L’association persista dans ses efforts, elle donna même un nom au chauffeur sobre : En 2001 Raoul voit le jour. Aujourd’hui, plus de dix ans après, le son de cloche est tout autre. Qui aurait cru – à part la Sécurité routière – qu’une campagne qui avait débuté sinon dans l’indifférence, dans l’hilarité générale serait assimilée voire appréciée par une large majorité de la population.
Aujourd’hui, nombreuses sont les entreprises qui, à l’occasion des fêtes du personnel, offrent à leurs salariés la possibilité de « s’éthylotester » avant de prendre la route et prévoient d’autres moyens de transports pour rentrer. D’autres émanations de la société civile sont des alternatives comme le Nightrider et le Late Night Bus, inimaginables à l’époque du flop majestueux du « Pick-up ».
À l’heure actuelle, nous pouvons même aller plus loin et exiger des éthylotests anti-démarrage pour les chauffeurs de transports de personnes sans choquer personne ; en tout cas dans certains pays européens.
En 2002, l’éditorialiste du Le Monde titre « Route, le tournant ». « L’une des exceptions françaises les plus affligeantes pourrait bien prendre fin : la violence routière ». La même année, le Président Chirac déclara la prévention routière « grande cause nationale ». « Tout se passe comme s’il aurait fallu d’une lente phase de maturation – et, au fil des ans, une hécatombe de morts et de blessés – pour que la société française déclare inacceptable cette forme de barbarie qu’est la violence routière. »
Cette analyse pourrait aisément être appliquée à la réalité luxembourgeoise. En effet, chez nous le déclic décisif est également survenu en 2002. Un signal fort fut donné par les plus hautes sphères de notre société. Pour la première fois, le grand-duc Henri et le Premier ministre Jean-Claude Juncker avaient parlé de leur préoccupation face au nombre élevé d’accidents de la route dans leurs discours de la Saint- Sylvestre.
Nous entamons la deuxième phase dans l’évolution d’une grande cause : la prise en charge par l’État.
De cette « lente phase de maturation » émane un premier produit. Le permis à points. Il entrera en vigueur en novembre 2002. En un temps record pour notre pays, le ministre des Transports Henri Grethen présente un projet de loi instaurant le permis à points. Ou peut-être qu’il était déjà fin prêt dans un tiroir du ministère depuis longtemps, justement en attente du bon moment. Le moment où il était devenu plus impopulaire de ne rien faire plutôt que d’agir par des mesures répressives.
Le permis « à points ou saignant » pour Claude Frisoni, « pas au point » pour l’OGBL-Acal a suscité de vives réactions de part et d’autre, mais surtout dans les rangs des chauffeurs professionnels qui exigeaient un régime spécifique. L’argumentation qu’ils étaient plus dépendants de leur permis et de par leur métier plus exposés à la sanction peut en effet surprendre. Ne devrait-on pas attendre un comportement irréprochable de la part de ceux dont la conduite d’un véhicule est le métier ?
Aujourd’hui, le permis à points est chose acquise et les catastrophes pronostiquées dans le secteur n’ont pas eu lieu. Au contraire, tout le monde s’accorde à dire que cette mesure est pleinement justifiée.
En voilà des signes manifestes d’une réelle assimilation par la société, aussi bien en ce qui concerne le permis à points que l’abaissement du taux d’alcoolémie. Dans une récente étude réalisée par TNS-Ilres pour le compte de la Sécurité routière, les automobilistes luxembourgeois déclarent à raison de 38 pour cent être satisfaits des sanctions prévues par le code de la route. 40 pour cent des personnes interrogées préconisent plus de rigueur dans les sanctions. Seulement 17 pour cent considèrent la législation trop répressive.
À peine un an après l’introduction du taux de 0,5 pour mille, l’argumentaire acharné des opposants de la nouvelle mesure semblait désuet. Si l’on peut parler d’argumentaire, car même à la Chambre des députés et dans les hautes sphères du monde politique et économique, le débat a souvent pris des allures de « discussions de café de commerce ». Car objectivement, les thèses des opposants du 0,5 pour mille ne résistent à aucune analyse raisonnée et raisonnable tant soi peu sérieuse.
Rappelons tout de même, et c’est à peine croyable, que l’un des arguments formulés par une chambre professionnelle dans son avis sur l’abaissement du taux d’alcoolémie était qu’il fallait protéger les vignerons luxembourgeois, déjà affaiblis, entre autres, par la concurrence des vins du nouveau monde.
Revenons au permis à points et à toutes les mesures législatives prises ces dernières années. De tous ceux qui ont crié au scandale, qui ont peint des scénarios catastrophe pour la vie économique et sociale au Luxembourg, qui pourra encore contester leur efficacité et qui pourra mettre en question la politique volontariste du gouvernement en la matière ?
Qui eut cru que dans un pays où l’âge moyen du parc automobile est largement en-dessous de cinq ans (et dont les habitants célèbrent la saison de l’autofestival avec autant de ferveur que les Indiens atten-dent la mousson), la mobilité dou-ce et la conduite écologique trouveraient leur titre de noblesse et feraient l’objet de campagnes de sensibilisation ministérielles ?
Qui pouvait imaginer que les plus ardents défenseurs de la mobilité individuelle et les champions du monde dans la catégorie nombre de voitures par habitant (816 voitures pour 1 000 habitants alors que la moyenne européenne est de 585 en 2008) ambitionnent aujourd’hui un modal split 25/75, c‘est-à-dire 25 pour cent des trajets devront être effectués par le transport public contre 75 pour cent en transport individuel à l’horizon 2020. Ambition très exigeante étant donné que nous sommes actuellement à douze pour cent de transport public.
Il faut l’admettre, le prix de l’essence, les embouteillages quotidiens, le manque d’emplacement de parking, les gaz à effet de serre et le réchauffement climatique, la fonte des glaces et last but not least le rythme effréné des catastrophes naturelles sont utiles pour défendre notre dossier et incitent plus d’un à une conduite apaisée voire à laisser la voiture au garage pour rouler en vél’oh ou en vélo.
Voilà pour illustrer qu’une quinzaine d’années est parfois suffisante pour changer le regard d’une société sur son propre comportement. Ce changement n’est pas dû à un seul facteur, bien au contraire. Il constitue le distillat de plusieurs phénomènes convergents qui, au fil des années, ont apporté une certaine modération dans le débat autour de la sécurité routière. Sébastien Roché, chercheur au CNRS avait résumé la relation entre l’homme et le véhicule de manière suivante : « Il n’y a rien entre le pied du chauffeur et l’accélérateur. Rien, sauf le cerveau. »
Les citoyens lèvent le pied, aurions nous bien fait notre travail ?