Que Bernard Pagès ait qualifié lui-même telles sculptures d’acrobates, dont l’une fait partie depuis des années de la collection de la Banque européenne d’investissement, invite à la référence aux jeux de cirque, légitime au moins un rapprochement. Avec des exercices d’équilibre, d’adresse quand il s’agit du jongleur qui lance des objets en l’air, pour les rattraper les uns après les autres, voire du funambule qui marche sur un fil tendu avec pour seule aide son balancier. Ce que Bernard Pagès a définitivement en commun avec les trois, c’est que tous défient le vide. Dans une lancée, une échappée (c’est le titre de l’exposition à la galerie Ceysson & Bénétière, au Wandhaff) dans l’espace, et il faut une grande rigueur pour donner le change du jeu, une apparence ludique, à pareille bravade et sa menace de rupture.
Elles sont nombreuses dans les halles du Wandhaff, et toutes ces sculptures s’échelonnent sur cinquante années, pas moins, de 1968 à 2018. Et quitte à se répéter, c’est le seul endroit du pays où un tel déploiement soit possible, où l’œil puisse aller de l’une à l’autre ou les embrasser toutes quasiment ensemble, à sa guise. Autre particularité de la galerie, et elle est reproduite pour notre plaisir, pour une nouvelle leçon d’histoire de l’art, ce retour à des artistes (français) qui ont marqué la deuxième moitié du vingtième siècle, l’entourage notamment des Nouveaux Réalistes, de Supports/Surfaces ; Bernard Pagès a été influence par les uns, a accompagné les seconds, qu’il a quittés dès 1971 pour mener une vie d’artiste solitaire dans l’arrière-pays niçois.
Bernard Pagès aime à travailler par séries. Dans l’ordre chronologique, au moins trois se trouvent en nombre au Wandhaff : les grillages, avec fagot ou tronc doré, disent de suite l’autre caractéristique de l’artiste, à côté de ce qui a déjà été relevé : la combinaison originale des matériaux les plus divers, leur étrange cohésion, personne plus que lui n’a mis en avant les matériaux inutilisables dans la sculpture traditionnelle. Son enfance agricole, dans le Quercy, y est peut-être pour quelque chose.
Dès lors, pas étonnant que telles pièces s’appellent justement assemblages, qui sont faits de bois, autour duquel s’enroule du fil de fer, s’agglutinent du plâtre, du caoutchouc, de la maçonnerie, et c’est teinté, coloré. Du bois encore pour les pals, pieux pointus qui se dressent hors d’agglomérations diverses, de fil de fer encore, de cuivre ou de laiton, et il est d’autres sculptures où à la place du bois une poutrelle s’élève toute droite, voire trois profils creux peints. Cela peut s’appeler ailleurs surgeon, on passe dans la botanique, le rejeton sortant toutefois toujours de fragments de fer. Ou échappée, ou carrément échelle de Jacob pour donner une tout autre valeur à la verticalité.
La série des acrobates pousse plus loin encore la dialectique équilibre/déséquilibre, par l’acier ou le fer qui sort d’un support, bloc de pierre taillée par exemple, dans un mouvement sinueux, serpentin, au bout duquel s’élève, légèrement inclinée des fois, une colonne dont le matériau ajoute aux contrastes donnés dès l’abord. Et si telle colonne, au Wandhaff, est près de passer par le plafond, c’est une indication seulement des œuvres monumentales réalisées par Bernard Pagès, notamment en hommage à Gaston Bachelard.
Les matériaux qu’il emploie, outillage rudimentaire mais combien efficace, voilà ce que l’on retrouve aux murs. Ou leurs traces, présence picturale, dans les empreintes de grillage, qui datent des années soixante-dix ; plus concrètement dans les tôles forgées, de 2018. Dans leur coin, ces dernières viennent ainsi clore le parcours du visiteur, et peut-être avec plus de gravité, viennent aussi au bout d’un long parcours d’artiste, toujours prêt à s’écarter des chemins battus, debout sur la corde raide.