Ce que propose le gouvernement, c’est « une politique de maison des pauvres » plutôt qu’une politique sociale égalitaire et généralisée, a regretté lundi le comité exécutif de l’OGBL après une première analyse des décisions prises par le conseil de gouvernement et annoncées par le Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV) vendredi dernier, 16 décembre. Des décisions que les ministres ont prises seuls, en ce que les observateurs cyniques moquent désormais comme « monopartite » après que les syndicats aient décidé la semaine passée de ne pas assister à la réunion tripartite fixée pour le même jour, boycott motivé par le refus du patronat de retirer ses propositions de points à mettre à l’ordre du jour (voir d’Land du 16 décembre). Il était donc évident que le gouvernement CSV-LSAP allait devoir trancher – et choisir son camp, plus en faveur des salariés, qui demandent qu’en temps de crise, leur pouvoir d’achat soit maintenu, ou plus proche des revendications du patronat, qui fustige des salaires trop élevés et une érosion dramatique de la compétitivité des entreprises.
Or, la question sur la modulation ou non de l’indexation automatique des salaires ne se posait déjà plus en début de semaine, les syndicats s’étaient dits prêts à des concessions – même s’ils regrettent, après coup, que celle qui a finalement été retenue dépasse ce qu’ils étaient prêts à lâcher. Car l’index sera non seulement modulé dans le temps, selon un échéancier préétabli sur trois ans – au maximum une seule tranche en 2012, 2013 et 2014, à chaque fois en octobre –, mais en plus, la palette des produits dans le panier sur lequel se base le calcul de l’indice des prix sera modifié, le tabac et l’alcool en seront supprimés « pour des raisons évidentes de santé » selon le Premier ministre, et le prix du pétrole neutralisé « lorsqu’il fait des cabrioles » (lire en Une). Gain de l’opération : quelque 225 millions d’euros pour l’économie privée en 2012 (donc sur les sept mois de report entre mars, lorsque la prochaine tranche indiciaire serait due, selon le système actuel, et octobre) et cinquante millions d’euros pour l’État. Or, si pour les syndicats CGFP et OGBL, ces coupes vont trop loin, la Fedil (Fédération des industriels), qui a calculé un coût pour l’économie national de 400 millions d’euros par tranche indiciaire, juge qu’elles ne sont pas assez incisives. « Mais je suis catégoriquement opposé à un moratoire tel que demandé par les patrons ! » avait tenu à souligner Jean-Claude Juncker vendredi.
Pour compenser la perte de pouvoir d’achat que ressentiront directement les ménages, le gouvernement a retenu une ribambelle de mesures, ou plutôt de « mesurettes », disparates, sans réel lien entre elles, comme le lui reprocha le DP le même jour. Elles vont du prix de l’eau aux soins dentaires, des livres scolaires aux tarifs dans les maisons de retraite et de l’augmentation de l’offre de logements locatifs à celle des lits dans les foyers pour sans abris – et vont surtout profiter aux plus démunis, au détriment des classes moyennes, selon la métaphore des « épaules plus larges qui peuvent porter davantage de la charge de la crise que les épaules étroites » filée à toutes les occasions par les mandataires du CSV ces derniers mois.
Les « épaules étroites », ce sont, dans cette interprétation, prioritairement les familles, et parmi ces familles, celles qui gagnent moins de 32 000 euros par an. Soit 2 600 euros par mois, ce qui équivaut au revenu minimum garanti pour un ménage de deux adultes et deux enfants. Et dans ce segment de la population, le gouvernement entend opérer avec des gestes symboliques forts, par exemple en introduisant des bons d’achat pour les livres scolaires pour les enfants ayant plus de douze ans – donc après qu’ils n’aient plus droit aux chèques services accueil. Ces bons, d’une valeur de 300 euros – somme qui équivaut aussi bien aux estimations du ministère de l’Éducation nationale qu’à celles des libraires –, seraient disponibles sur demande auprès d’une administration et la contre-valeur payée aux libraires. Qui, bien qu’ils saluent l’initiative, qui permette entre autres de garder cet argent investi au Luxembourg alors que le marché du livre scolaire se déplace de plus en plus vers les sites de vente sur Internet, les libraires justement ont été complètement pris au dépourvu et ignoraient cette semaine encore tout sur la mesure et surtout sa mise en musique, par exemple la gestion logistique et le nombre de lycéens concernés.
Il y a actuellement au Luxembourg 4 124 élèves du post-primaire qui reçoivent chaque année un subside pour élèves nécessiteux, plus 155 élèves qui suivent un lycée à l’étranger. Ce sont « des élèves pour lesquels je me fais le plus grand souci » a souligné Jean-Claude Juncker. Au-delà des 300 euros par enfant adolescent et par famille nécessiteuse, le gouvernement introduira dès la rentrée prochaine également une aide forfaitaire de 500 euros supplémentaires pour ces élèves de plus de douze ans. Ces aides seraient disponibles en sus des allocations familiales et de l’allocation de rentrée scolaire, à laquelle tous les enfants ont droit (et qui se situe actuellement entre 162 euros pour un enfant de douze ans et 323 euros pour chaque enfant de douze ans d’une famille nombreuse).
Contrairement aux allocations familiales et aux chèques services, ces deux nouvelles aides ne seront pas un droit pour toutes les familles ou échelonnées selon le revenu des parents, mais uniquement réservées aux familles nécessiteuses. Or, la Chambre des salariés a calculé, dans son avis sur le projet de budget d’État pour 2012, que la seule désindexation de toutes les prestations familiales depuis 2007 avait fait gagner 341 millions d’euros à l’État, qui sont certes contrebalancées par l’introduction du boni pour enfants. Mais, selon le modèle de calcul de la Chambre des salariés, « un ménage avec deux enfants âgés de plus de douze ans, qui ne peut pas bénéficier des chèques service accueil, aurait perdu treize pour cent des allocations familiales en raison de l’abolition de l’indexation sur les prestations familiales ».
Or, si l’enseignement pèse moins de 0,5 pour cent dans les dépenses de consommation des ménages, selon la dernière étude du Statec publiée lundi, le logement (y compris eau, électricité, gaz et autres combustibles) y joue un rôle autrement plus important : les ménages gagnant moins de 1 850 euros par mois y consacrent presque la moitié, 46,1 pour cent de leurs revenus, alors que ceux qui disposent de plus de 6 200 euros par mois ne doivent y consacrer que 28,9 pour cent de leurs dépenses. L’Union des entreprises (UEL) avait d’ailleurs demandé, dans sa « liste des sujets à mettre à l’ordre du jour des entrevues » de la Tripartite, que le gouvernement agence les « transferts sociaux dans le but de diminuer le coût du logement pour les ménages à revenu modeste, permettant ainsi de réduire la pression sur les salaires tout en combattant la pauvreté ».
La réponse du gouvernement à la crise du logement est la promesse de construire « au moins 9 000 logements sociaux supplémentaires » dans les prochaines années, qui seraient essentiellement des logements locatifs. « Le gouvernement bâtit des châteaux en Espagne » se moquait immédiatement le DP, car les promesses des dernières années pour augmenter l’offre de logements abordables n’ont jamais été tenues. En effet, si le Fonds du logement affiche actuellement quelque 1 700 logements locatifs et promet d’en construire, en moyenne, 300 par an (dont un tiers de locatif et deux tiers destinés à la vente), il lui faudrait au moins 90 ans pour tenir cet engagement. Ou trente ans s’il ne construisait plus que du locatif. En réaction à l’annonce du gouvernement, le président du fonds Daniel Miltgen a promis cette semaine vis-à-vis du Land qu’ils allaient mettre les bouchées doubles et construire davantage de logements locatifs. La Société nationale d’habitation à bon marché pour sa part ne dispose que de 170 appartements locatifs.
Autre exemple des mesures annoncées par le gouvernement : les soins dentaires. Le Premier ministre Jean-Claude Juncker a promis que la nomenclature des actes médicaux remboursables, qui devra être retravaillée d’ici le 1er janvier 2013, soit revue à la hausse pour les interventions dentaires onéreuses, « par exemple les appareils dentaires, qui constituent des frais énormes pour les familles nombreuses ». Si, sur un coût avoisinant facilement les 5 000 euros, la Caisse nationale de santé (CNS) rembourse actuellement quelques centaines d’euros seulement, le détail d’une telle mesure reste également à négocier, le système de remboursement étant par principe socialement neutre, le même pour tous.
Dans l’émission Background sur RTL Radio Lëtzebuerg samedi 17 décembre, même le ministre de la Santé et de la Sécurité sociale, Mars di Bartolomeo (LSAP), ne semblait pas encore trop en savoir sur l’implémentation de cette annonce, mais insistait sur le fait qu’il était inimaginable que de nouvelles dépenses viennent grever le budget précaire de la CNS. Par contre, il imaginait que les taxes et accises perçues sur l’alcool, le tabac et d’autres produits nocifs viennent alimenter une sorte de « fonds de santé » tel que proposé dans le programme électoral du LSAP en 2009 mais non retenu dans l’accord de coalition, un fonds qui pourrait alors par exemple servir à financer de telles aides pour soins dentaires.
En outre, dans sa batterie d’aides sociales, le gouvernement veut réfléchir, avec le Syvicol (Syndicat des villes et communes) à l’introduction d’une gradation sociale du prix de l’eau – une autre mesure qui semble illusoire, les maires ayant refusé de jouer la solidarité territoriale entre communes pauvres et communes riches jusqu’à présent –, garder un œil sur les prix administrés, par exemple les tarifs des maisons de soins et de retraite, augmenter le nombre de lits à disposition des sans-abris, avec notamment la construction de quatre nouveaux foyers décentralisés, et abaisser la surprime pour les salariés venant de l’ancien statut d’ouvrier et qui avait été introduite lors de la création du statut unique. Cette prime passera graduellement de 2,1 pour cent cette année à 0,5 pour cent en 2013 pour être complètement abolie en 2014 – équivalant à un gain de 60 millions d’euros pour les concernés, selon le Premier ministre.
Par contre, le gouvernement a catégoriquement refusé de suivre l’UEL dans sa revendication de ne pas revoir le salaire social minimum (SSM) à la hausse : il sera adapté, comme prévu, au 1er janvier 2013. En contrepartie, Jean-Claude Juncker a affirmé que la coalition était prête à subventionner l’embauche de demandeurs d’emploi déclarés à l’Adem sur la fraction du salaire qui dépasse le SSM, à condition que cette embauche soit à durée indéterminée. En outre, la flexibilisation du temps de travail, notamment dans les secteurs saisonniers de l’économie, comme celui de la construction, sera discutée entre partenaires sociaux l’année prochaine.
Bien qu’il se dise « du vieux monde » où le contrat de travail à durée indéterminée était la norme – « si mon père, qui était ouvrier, n’avait pas eu de garantie de l’emploi, je n’aurais jamais vu une université de l’intérieur » – et qu’il annonce vouloir en défendre le principe pour les segments inférieurs et moyens des salaires, le Premier ministre a annoncé que le gouvernement était prêt à entamer des négociations sur la flexibilisation du droit du travail en ce qui concerne les segments supérieurs, soit les fonctions dirigeantes, où les contrats sont souvent à durée déterminée. La Fedil, tout en saluant cette décision, regrette toutefois qu’elle « se limite aux revenus les plus élevés » et n’aura donc qu’un « impact très limité sur les entreprises ».
En extrapolant à peine, on peut donc lire l’évolution de la société luxembourgeoise comme suivant (forcément) l’évolution mondiale : alors qu’en haut de l’échelle sociale, l’ultralibéralisme permet des salaires indécents, dans des conditions de travail hyper-stressantes et sans filet, en bas de cette échelle – de plus en plus éloignée des derniers échelons –, un nombre croissant de personnes, dépendantes de l’indemnité de chômage (15 200 personnes ou 6,1 pour cent en novembre) ou du RMG (9 400 ménages en 2010), conditions de vie tout aussi stressantes, sont réduites à demander l’aumône fait d’aides sociales les plus diverses. Entre les deux, les classes moyennes, de loin la plus grande partie de la population, sont mises à contribution pour sortir de la crise.