« La culture, dit Claude Meisch, est à la fois un but en soi et un moyen pour avancer dans d’autres domaines. La ville de Differdange a beaucoup de problèmes liés à sa transformation à gérer, des problèmes de cohésions sociale et de réorientation et de promotion économique. » Le toujours jeune député-maire libéral (il est né en 1971), aux manettes de la Ville depuis 2002, assume lui-même la responsabilité politique dans le domaine de la culture, et regrette que « la culture est toujours extrêmement contestée au conseil communal, et les attaques ne portent malheureusement que sur le coût financier. » Un service de cinq postes (dont fait partie son frère François) gère les activités « culturelles » très éclectiques, qui sont en fait davantage du ressort des fêtes et de l’événementiel (marché de Noël, piste artificielle de ski, kermesses et autres traditions populaires....) que la preuve d’une vision de politique culturelle claire.
Pourtant, Differdange est, avec 22 000 habitants, dont plus de la moitié sont des non-Luxembourgeois, la troisième ville du pays, derrière la capitale et Esch – et avant Dudelange. Elle doit actuellement opérer la même transformation structurelle que ses deux sœurs du Sud, trouver un nouveau départ après la fin de l’âge d’or de la sidérurgie. Comme Esch et Dudelange, Differdange possède des friches industrielles à reconvertir – quelque 500 logements se construisent actuellement sur celle du plateau du funiculaire – et des problèmes sociaux liés au chômage et à la pauvreté – ce n’est pas un hasard que la deuxième épicerie sociale ait été installée ici (voir d’Land du 18 décembre 2009). Mais contrairement aux deux autres villes, dont ont peut clairement définir un nouveau profil culturel – Esch, ville du rock et de la scène plus underground, grâce notamment à la Kulturfabrik et à la Rockhal, et Dudelange, ville de l’image et de la photo, grâce à la présence du Centre national de l’audiovisuel et à la programmation de haut niveau, conséquente et sans concessions de la responsable Danielle Igniti dans les galeries communales – Differdange manque encore de ce profil. Il est vrai aussi que, contrairement aux deux autres villes, l’État n’a pas implanté de grand projet culturel d’envergure nationale ici.
Ce qu’on perçoit donc, à Differdange, ce sont des touches, comme des ballons d’essai dans tous les domaines : les lundis littéraires organisés par la Bibliothèque municipale de la ville ayant vu naître Jean Portante (qui a même consacré un roman à sa ville : Mourir partout, sauf à Differdange, paru aux éditions Phi en 2003) et les frères Nico et Guy Helminger ou restant le terreau de Cornel Meder (ancien conseiller communal et conseiller d’État socialiste, ancien directeur des Archives nationales, toujours éditeur du magazine culturel Galerie...) font sens et connaissent un certain succès. Dans le domaine des musiques populaires, Differdange a opté pour le blues, auquel elle consacre des festivals, notamment le Blues-Express au Fond-de-Gras, voire même une école dédiée à ce style un rien désuet depuis l’invention des musiques électroniques. L’Arena, cette grande scène en plein air érigée deux années de suite, pour accueillir des stars internationales comme Seal ou José Carreras, fut un échec public et un désastre financier au point qu’elle ne sera pas reconduite.
Mais il y a aussi des projets plus expérimentaux, qui attirent ponctuellement l’attention des observateurs culturels nationaux : le projet Brennweiten der Begegnung, un livre réalisé en collaboration entre l’auteur Nico Helminger et le photographe Yvon Lambert (Ville de Differdange, 2005), qui montre des photos touchantes de vérité, des coins qui avaient l’air tellement abandonnés, de gens si tristes qu’on les aurait cru extraites d’un des reportages roumains du photographe. Les expositions dans la salle des pendus à Lasauvage, ancien vestiaire d’usine, sont forcément intéressantes de par le lieu extraordinaire. Carole Lorang qui monte Tina Pools de Marie Henry, au festival DiffArt, appliquant des standards professionnels à une scène marquée par l’engagement amateur, L’asbl Maskénada qui invite à une promenade artistique dans la réserve naturelle du Giele Botter (2007) ou une quinzaine d’artistes graffiteurs invités à investir l’ancien hôtel de Ville désaffecté avant transformation, pour une grande exposition d’art urbain intitulée Squat (2003).
En 2007-2008, pour les festivités de son centenaire, la Ville avait débloqué des crédits extraordinaires pour le programme culturel et d’animation de l’ordre d’un million d’euros. Un des vestiges les plus concrets de ce programme est la galerie H2O installée dans l’ancien château d’eau à Oberkorn. Après les expositions dédiées à l’histoire de la Ville, les responsables ont signé un contrat avec l’agence MediArt de Paul Bertemes, connue pour ses publications de beaux livres, lui laissant le soin de programmer deux grandes expositions thématiques par an, et ce jusqu’en 2011. La première exposition de cette année était consacrée à quatre artistes luxembourgeois (Jeannot Lunkes, Guy Michels, Pit Nicolas et François Schortgen), la deuxième, qui s’est terminée fin novembre, à l’abstraction géométrique de la grande région. Cet outsourcing de la responsabilité de programmation lui assure une certaine indépendance et facilite la tâche du supérieur politique, qui ne doit plus expliquer pourquoi le fils d’un-tel n’y expose plus. Mais en même temps, il prouve un manque d’assurance dans ce domaine du côté de la Ville.
Le vrai grand chantier culturel de Differdange vient toutefois seulement d’être lancé, fin octobre, avec la pose de la première pierre du nouveau Centre culturel, qui est en fait une transformation de l’ancien hôtel de ville. Destiné à accueillir et centraliser les principales offres culturelles existantes – la bibliothèque, les 300 élèves de l’école de musique –, les fêtes et festivités ainsi qu’à créer une nouvelle programmation, par exemple d’expositions, le centre devrait permettre à Differdange de passer à la vitesse supérieure, de quitter le terrain de l’amateurisme pour professionnaliser sa politique culturelle. La transformation est assurée par le bureau d’architecture Witry [&] Witry, qui a gagné le concours, et opte pour un langage résolument moderne pour les nouvelles parties, tout en intégrant les bâtiments existants. Le chantier coûtera douze millions d’euros, Differdange attendant depuis sept ans une réponse de la part du ministère de la Culture quant à un éventuel cofinancement. Mais la ministre Octavie Modert (CSV), qui a pourtant assisté à la cérémonie de pose de la première pierre, est repartie sans s’engager, laissant le maire bredouille. « Mais nous n’allons pas nous décourager de sitôt, » insiste Claude Meisch, promettant de continuer à harceler le ministère afin qu’il contribue à la même hauteur qu’il l’a fait pour d’autres centres culturels locaux ou régionaux.
Differdange est une ville bizarre, difforme et éclectique, où de jolies maisons de maître habitées côtoient, à un pavé de maison de différence, des immeubles désaffectés et condamnés. La commune est en outre composée de plusieurs villages dissemblables, dont le petit village de Lasauvage, enclave francophone du Luxembourg et qui a gardé son caractère industriel et fait partie de la caractéris-tique la plus marquante de la région : le patrimoine industriel. Il suffit d’entrer en voiture dans la ville et de longer l’usine ArcelorMittal, où sont toujours produites les poutres Grey, pour sentir le pouls de la ville ; ou à pied dans l’hôtel de ville avec ses nombreux tableaux idéalisant l’activité industrielle pour ressentir le poids historique de la sidérurgie sur la région. Le parc industriel et ferroviaire du Fond-de-Gras, avec son Train 1900 et ses animations estivales dans un cadre pittoresque, exploitent ce patrimoine pour le tourisme.
Pourrait s’y ajouter une nouvelle attraction, qui a déjà provoqué bien des émotions à Differdange et Lasauvage, surtout après qu’Arcelor ait fait dynamiter, en août 2007, les tours de refroidissement ne servant plus, que pourtant d’aucuns jugeaient dignes d’être classées « monuments historiques ». Dans un hall datant du tournant du XXe siècle, la dernière d’une douzaine de machines à gaz, ayant servi jusqu’aux années 1960 à convertir les gaz produits par les haut-fourneaux en électricité, est restée intacte. Ses dimensions impressionnantes de onze tonnes pour 35 mètres de longueur lui ont valu le surnom de Groussgas-maschinn. Une asbl éponyme a même été créée en 2007 par plusieurs défenseurs fervents du patrimoine industriel, qui militent pour « la préservation historique, la remise en état de mouvement, le maintien et l’accessibilité au grand public du moteur à gaz no 11 d’ArcelorMittal, Usine de Differange, y inclus le bâtiment l’abritant et la grue de support de 75 tonnes » ainsi que pour « le développement d’un Centre d’information, de documentation et de recherches sur les moteurs à gaz des hauts-fourneaux ». Le conseil communal a entre-temps adopté une motion plaidant pour la maintien de la machine sur le territoire de Differdange.
En un premier temps, ArcelorMittal a offert la machine datant des années 1930 à l’État, tout en imposant son déménagement, car des projets de réaménagement de l’usine de Differdange nécessitaient la récupération de l’espace qu’elle occupait. D’où les premiers projets de la faire transporter à Lasauvage, projets qui provoquèrent immédiatement, au début de cette année, une levée de boucliers dans le petit village, craignant de véritablement disparaître à l’ombre de ce mastodonte – qui aurait non seulement altéré le caractère historique de la cité, mais aussi détruit le parc protégé alentour. Le Fonds pour les monuments historiques prévoit 1,4 million d’euros pour le « démontage et stockage de la machine à gaz » dans son budget 2010 ; un remontage à Lasauvage aurait coûté aux alentours de huit millions.
Aujourd’hui toutefois, la donne semble avoir changé, ArcelorMittal se disant désormais plutôt d’accord pour que le hall puisse être vendu à l’État, qui rénoverait toute l’infrastructure sur place, où elle pourrait également devenir accessible au public. Les initiateurs de l’asbl ont élaboré un concept de « Musée de l’énergie renouvelable » qui pourrait animer le site, allant des machines à gaz – qui produisaient suffisamment d’électricité pour alimenter tout le réseau de Differdange – aux énergies alternatives actuelles. Le Service des sites et monuments nationaux, la Ville de Differdange et des responsables d’ArcelorMittal doivent se voir l’année prochaine pour discuter des nouvelles opportunités. Differ-dange deviendrait ainsi un complément au Centre national de la culture industrielle à Belval.
« Personne ne vient à Differdange ‘juste comme ça’, par curiosité, » constate Claude Meisch. La même chose est vraie pour les artistes, plutôt attirés à Esch et sa scène artistique foisonnante – bien que clairement en perte de vitesse, sans véritables lieux dédiés aux arts plastiques. D’où un autre axe de la politique culturelle de Dfferdange, qui sera lancé en 2010 et pour lequel un appel à candidatures vient d’être publié : Differdange veut mettre des ateliers, bien rare dans la capitale et alentour, à la disposition de jeunes artistes pour des loyers modiques, artistes qui seront sélectionnés sur dossier à adresser à la commune. Dans ce domaine, l’offre pourrait correspondre à la demande – si d’autres facteurs, notamment la vie nocturne, l’offre culturelle en expositions et concerts de haut niveau, la disponibilité de logements à prix abordables et l’accessibilité suivent.
Peut-être que la mise en service du nouveau Centre culturel, d’ici deux ans, avec son adaptation budgétaire prévue – aujourd’hui, Differdange dépense 1,1 million d’euros dans la culture, frais de personnel et frais courants compris, soit deux pour cent de sont budget ordinaire (contre dix pour cent à Dudelange, par exemple) – sera aussi l’occasion de professionnaliser sa politique culturelle. Avec une vraie vision, une ambition de qualité et une action structurée.