Pour situer le secteur, quelques chiffres : au 1er août 2008, 664 personnes travaillaient dans le secteur de la culture dépendant de l’État, que ce soit au ministère et dans ses services adjacents (31 personnes), dans les différents instituts culturels (338), les établissements publics (224) ou les établissements privés comme le Mudam ou le Casino (71). Le plus gros employeur fut la Fondation Henri Pensis, qui gère l’Orchestre philharmonique du Luxembourg (112 personnes, essentiellement les musiciens), suivi du Musée national d’histoire et d’art (87), du Musée national d’histoire naturelle (75) et de la Bibliothèque nationale (64). À ces fonctionnaires et employés s’ajoutent le secteur communal, avec essentiellement la Ville de Luxembourg, le secteur du cinéma et les structures type asbl, notamment les nouveaux centres culturels régionaux.
Par contre, toujours selon les chiffres du ministère de la Culture, seuls 21 artistes ont reçu le statut de l’artiste professionnel indépendant, 27 artistes ont bénéficié de l’aide sociale que leur accorde ce régime en cas de besoin, alors que 95 intermittents du spectacle, dont la majorité dans le secteur du cinéma, ont eu droit aux indemnités d’inactivité volontaire... Et si le boom culturel des dernières années1 avait aussi conduit vers un réel déséquilibre entre fonctionnaires et artistes, entre gérants et créateurs ? « Nous voulons que les artistes puissent vivre de leur art au Luxembourg ! » aime à marteler le président du groupe parlementaire socialiste Ben Fayot, qui regretta, dans une émission à la radio 100,7 (du 10 avril) que de mauvais choix avaient été faits les dernières années, en investissant essentiellement dans la consommation culturelle, et qu’il fallait désormais rééquilibrer afin de mieux soutenir la création et l’innovation.
S’inspirant du pacte écologique de Nicolas Hulot élaboré pour les élections présidentielles françaises, des travailleurs culturels, comme Claude Frisoni, auteur, acteur et directeur du Centre culturel et de rencontres Neumünster, Serge Tonnar, auteur-compositeur de textes et musiques et président de la Fédération luxembourgeoise des théâtres professionnels, le lobbyiste de l’Asti Serge Kollwelter, le communicant Jürgen Stoldt et le fonctionnaire culturel Raymond Weber, ont réussi à faire signer, en décembre dernier, un Pacte culturel à tous les partis existant à ce moment-là (à l’exception du Parti communiste). Par leur signature, ils s’engagent pour les revendications du pacte, assez abstraites et générales dans leur majorité, certains partis reprenant même tels quels ses idées dans leurs programmes électoraux, y compris l’ADR, pourtant réputé pour son opposition farouche aux grands projets, notamment le Mudam. Or, malgré ces engagements, six mois plus tard, on se rend compte que la culture est le dernier des soucis dans cette campagne électorale, dominée par la crise économique et la quête du meilleur gestionnaire de ses conséquences après le 7 juin. En réalité, la crise risque également d’enterrer la majorité des promesses électorales dans le domaine, même le soutien étatique aux instituts culturels existants pouvant être remis en cause.
Car en temps normaux, comme lors de la rédaction des principaux programmes électoraux, la politique culturelle ressemble à une soirée Télévie : des promesses de dons, de subsides et d’investissements, en veux-tu, en voilà : de la constitution d’une « artothèque » (qui louerait des œuvres d’art) ou d’une section art luxembourgeois au MNHA (toutes les deux : CSV) à l’engagement de construire un nouveau bâtiment pour la Bibliothèque nationale et les Archives (tous les partis), en passant par la création d’un Musée national de la science et des technologies (ADR), la création d’une télévision de service public (Gauche), un meilleur soutien de la culture pour jeunes (Verts) ou l’établissement d’un lieu central regroupant toutes les administrations culturelles à la Villa Louvigny (DP), il y en a pour chaque profil électoral. Paradoxalement, c’est l’ADR qui veut distribuer le plus d’argent, promettant aussi bien aux artistes qu’aux fonctionnaires et au public des soutiens financiers conséquents.
Les Verts et la Gauche s’engagent le plus pour les grands principes comme la liberté d’expression des artistes ou l’importance de « l’orientation esthétique et éthique de la société » (Verts). Tous les partis prônent la démocratisation de l’accès à la culture, le soutien des structures décentralisées, la majorité d’entre eux le multiculturalisme et la protection du patrimoine. En outre, après une législature marquée par le débat sur les emblèmes nationaux (Roude Léiw), le rôle du souverain et le statut de la langue luxembourgeoise, les questions identitaires sont omniprésentes dans les programmes, le prix de l’enjeu le plus loufoque allant à l’ADR, qui promet de chercher un meilleur emplacement pour la tombe de Jean l’Aveugle. Le CSV oublie de mentionner le Musée de la forteresse dans son papier.
Cette semaine, le Luxembourg culturel était au Festival du film de Cannes (avec la coproduction de Samsa, Ne te retourne pas), au Bozar à Bruxelles pour une conférence de presse du directeur du Mudam et commissaire d’exposition Enrico Lunghi (pour le projet censuré de l’artiste Jacques Charlier à Venise), à Prague pour un concert de l’OPL et à Metz dans le projet Constellation, préfiguration du Centre Pompidou (Simone Decker, Su-Mei Tse)... – donc plus que visible internationalement. Une meilleure organisation de l’aide à l’export culturel, avec un véritable organe intitulé Luxembourg for Culture (CSV), des avantages (notamment fiscaux) pour les privés qui s’engagent en culture par leur mécénat ou le sponsoring (CSV, DP), plus de transparence dans l’attribution des aides et la gestion de l’argent public (Verts, DP) sont quelques-uns des engagements plus concrets, dans le domaine de l’organisation.
Dans ce sens, les programmes culturels des partis portent aussi les traces des grands événements de la législature écoulée, marquée non seulement par une année culturelle 2007 au bilan mitigé, mais aussi les débats autour du financement de la culture et la nécessaire professionnalisation de sa gestion budgétaire, suite aux rapports spéciaux de la Cour des comptes sur les aides et les bourses et, surtout, sur le désastre du Musée de la forteresse. Les partis les plus à gauche dans le spectre politique (LSAP, Gauche) s’attardent d’ailleurs le plus longuement sur un nécessaire rééquilibrage entre investissements en infrastructures et en création. Les partis les plus libéraux sur les questions économiques (CSV, LSAP, DP) viennent de découvrir de nouveaux avantages à une offre culturelle de haut niveau : outre le fait qu’elle attire des touristes, elle contribuerait à l’attractivité du Luxembourg pour aguicher de nouvelles entreprises, pour lesquelles la qualité de vie semble désormais être un critère de choix primordial.
Bien que plusieurs partis, à côté des sportifs, viennent aussi de découvrir les acteurs culturels comme candidats intéressants – les chanteurs Albert Nerini et Luke Haas sur la Bierger-lëscht, les acteurs Marc Baum et Jean-Marc Calderoni à la Gauche, le directeur du Filmfund, Guy Daleiden, au DP, Claude Frisoni au LSAP ou l’acteur et homme de cinéma Christian Kmiotek chez les Verts (personne au CSV, sinon l’auteur à ses heures Marco Schank), il n’y a actuellement aucune figure qui incarne vraiment la chose culturelle, l’engagement et la passion pour ses enjeux.
Il est d’ailleurs étonnant à quel point le LSAP, qui se nourrit toujours passionnément du mythe Robert Krieps, ministre socialiste de la Culture de 1974 à 1979, orfèvre notamment de la décentralisation et père spirituel de la radio publique, a laissé le champ au CSV, malgré l’intérêt manifeste d’une partie de son électorat pour la culture. Ce champ, le CSV l’a labouré avec plus ou moins de succès depuis lors, avec un pic d’enthousiasme du temps d’Erna Hennicot-Schoepges (1995-2004). La période 2004-2009 fut plus mouvementée, avec deux responsables du domaine en 2004 (Biltgen, Modert) et un remaniement ministériel en février 2006, attribuant toutes les responsabilités à la seule secrétaire d’État Octavie Modert. Selon les sondages, elle a d’ailleurs connu une belle ascension dans les cotes de popularité, selon le dernier Politbarometer du Tageblatt (du 2 mai 2009), elle serait la deuxième candidate la plus populaire à l’Est (derrière le socialiste Nicolas Schmit), avec 52 pour cent d’adhésion.
Pourtant, les thèmes culturels portant à polémiques ne manquent pas : repli identitaire, multiplication des cas de censure (BCEE, Maison du Luxembourg à Bruxelles...), entraves administratives à la libre-circulation des travailleurs culturels en Europe, augmentation des minervals d’inscription dans les écoles de musique, désistement de sponsors privés de grandes institutions (la Banque de Luxembourg vient d’abandonner son soutien au Mudam, à hauteur de 100 000 euros par an), déséquilibre flagrant entre les frais de fonctionnement et le budget de programmation des grandes maisons...
Mais peut-être que le mieux qui puisse arriver à l’art et à la culture, ce serait que la politique ne s’en mêle pas, au risque sinon de dévier vers un art public, de commande, à la botte de l’État, mais se limite à les soutenir au mieux, d’en garantir le financement et, surtout, la liberté d’expression.
1 L’État investit cette année en tout 115 millions d’euros dans la culture, soit 1,27 pour cent du budget d’État, contre 13 millions en 1990 ; la Ville de Luxembourg en est presque à la moitié, 51 millions en dépenses courantes en 2008.