Les cyniques médisent déjà que si la ville nouvelle de Belval veut concurrencer le Kirchberg, il est évident qu’il lui faut aussi son Musée de la forteresse – ou son épopée politique pour un musée impossible. C’est peut-être aller un peu vite en besogne. Mais les derniers développements ne laissent rien présager de bon : Alors que le précédent gouvernement a « marqué son accord de principe » pour la création d’un Centre national de la culture industrielle (CNCI) lors de sa réunion en conseil du 8 avril, il a, le même jour, rejeté le troisième projet de loi nécessaire pour l’exploitation du CNCI, sous prétexte qu’il avait promis à la CGFP de ne plus créer de nouveaux établissements publics.
Il faut dire aussi que ledit projet émanait du Fonds Belval, qui a effectué tous les travaux préparatoires pour la valorisation des hauts-fourneaux et sera en charge de l’exécution du chantier de construction du centre et non du ministère de la Culture, qui sera pourtant son ministère de tutelle. La décision des ministres de geler ce projet de loi n’a guère été contestée lors de la réunion. Cinq mois plus tard, le 8 septembre, le ministre du Développement durable et des infrastructures Claude Wiseler (CSV) a donc déposé un seul texte, dossier parlementaire n°6065 « relatif aux travaux de restauration et d’aménagement des installations industrielles des hauts-fourneaux A et B de Belval dans l’intérêt du Centre national de la Culture industrielle ». Interrogé sur cette incongruité, le Fonds Belval fait la sourde oreille et renvoie au ministère de la Culture.
Montée de la Pétrusse, le coordinateur général du ministère Guy Dockendorf pourtant se montre tout à fait confiant, estimant que le nouveau gouvernement s’est lui aussi clairement engagé pour la création d’un tel centre, en inscrivant dans son programme gouvernemental, dans le volet concernant « la plus-value culturelle au service de l’attractivité du Luxembourg » que : « L’accent sera mis sur le développement de la culture industrielle tel que prévu par le projet de loi sur le Centre national de la culture industrielle ». « Il ne nous reste plus qu’à définir la forme juridique de la structure qui va gérer le centre, affirme Guy Dockendorf. J’imagine tout à fait la création d’un établissement public classique, avec un conseil d’administration composé de représentants du ministère de la Culture, de l’Université et des mondes de l’industrie, de la recherche, voire même des syndicats... » Optimiste, il espère que les choses vont se débloquer au plus vite.
Car déjà en octobre 2003, lors des discussions parlementaires sur le premier projet de loi, n°5101, sur les études et travaux préparatoires pour le CNCI, qui visait surtout une stabilisation rapide des hauts-fourneaux, à l’arrêt depuis 1997 (coût : quatorze millions d’euros), les députés, notamment les Verts, ont insisté sur la motion adoptée au parlement et qui demandait à ce qu’à l’avenir, les discussions sur le bâtiment et sur le concept de nouvelles infrastructures se fassent en parallèle, afin que les députés puissent évaluer toute l’envergure, aussi financière, de leur engagement politique. Il est donc plus que certain que cette critique reviendra à l’ordre du jour une fois que la commission parlementaire aura à se pencher sur ce projet de loi-ci.
Ce serait dommage, car les quelque 80 pages écrites à Belval sont très élaborées et vont beaucoup plus loin que la seule description de bâtiments à construire. Un processus de réflexion aussi long qu’approfondi a précédé la rédaction de ce concept : plusieurs groupes de travail, qu’ils soient interministériels ou constitués de spécialistes du patrimoine industriel, de l’histoire et de la culture (comme le groupe Linster, par exemple) se sont creusés la tête et ont rédigé des rapports ; le Fonds Belval a publié, en 2004, sa Proposition d’un concept pour le centre national de la culture industrielle sur 90 pages, dans sa série de publications « Concept » et montra les premières pistes de recherche dans une exposition organisée à la Kulturfabrik à Esch. Ce centre ne sera pas uniquement tourné vers le passé sidérurgique ou l’art de l’ingénierie de son industrie, mais se consacrera à tout ce qui a trait au travail, de l’industrialisation au tournant du XXe siècle jusqu’au secteur financier aujourd’hui. « ‘Culture industrielle’ est un terme qui peut avoir différents sens, lit-on dans l’exposé des motifs du projet de loi. Dans le contexte du CNCI, il se réfère à tous les phénomènes économiques, sociaux, culturels ayant marqué la société depuis l’industrialisation ; l’évolution technique, les migrations humaines, le développement urbain jusqu’aux changements des mentalités au niveau de la population. » (p.13)
Le CNCI sera implanté sur les 3,5 hectares qui restent du site des hauts-fourneaux, partiellement au cœur des vestiges de la bâtisse A et l’ancienne Möllerei ; la restauration sera minimale afin que le charme du vécu industriel reste intact. Les éléments nouveaux, soit les structures à construire pour accueillir les expositions temporaires, le centre de documentation, la médiathèque, les espaces de service et d’accueil ainsi que les interventions pour sécuriser le parcours à travers les hauts-fourneaux, se distingueront des parties anciennes par les choix des matériaux et de formes contemporaines. Un nouveau bâtiment dit Cube sera construit sur le flanc du haut-fourneau A.
Les travaux d’analyse de l’état des infrastructures ainsi que la démolition des parties que le gouvernement ne jugea pas essentielles pour la réalisation de son concept de « monument dans la cité » furent financées par le premier projet de loi de 2003 et amplement documentées par le Fonds Belval, qui a toujours voulu afficher sa transparence dans la gestion de ce dossier sensible de la protection du patrimoine – et déclaré prioritaire par le Premier ministre lui-même au tournant de ce siècle. Néanmoins, comme jadis pour le Musée d’art moderne au Kirchberg, les détracteurs furent nombreux, reprochant au Fonds d’avoir détruit des parties essentielles, d’une amicale des anciens d’Arbed-Belval au Mouvement écologique. Cela explique peut-être en partie l’extrême sensibilité du Fonds Belval, qui ne veut pas communiquer sur le projet à ce stade, mais recommande de contacter le ministère de la Culture pour toutes les questions qu’il resterait à élucider.
C’est dommage, car le projet de loi, presque plus détaillé sur le concept du futur CNCI que sur l’architecture des nouveaux bâtiments, avance de nombreuses idées et ouvre des pistes de réflexion intéressantes. Ainsi, en filigrane, l’emploi d’un vocabulaire issu du monde du spectacle – visite à suspens, spectaculaire, aventurier, mise en scène, impressionnant… – laisse entendre une approche à la recherche de spectaculaire (on y dresse même des parallèles entre l’effet que feront les hauts-fourneaux dans la cité à ceux de la cathédrale de Strasbourg) alors même que le programme proposé est dans l’analyse en profondeur de l’industrie sidérurgique, de l’évolution historique du travail au Luxembourg et de tous les thèmes adjacents (« Au Luxembourg, le secteur des finances a fini par prendre la relève de l’industrie. Actuellement, il est secoué par une grave crise qui inquiète non seulement les banquiers mais la population entière. Les mutations des modes de production et les perturbations des secteurs économiques influent également sur le travail, le deuxième thème du CNCI », p.14).
Toujours selon ce projet de loi, le CNCI s’adressera aussi bien aux classes scolaires qu’aux familles, aux milieux académiques et culturels ainsi qu’aux anciens sidérurgistes et travaillera en réseau avec les petits musées thématiques régionaux ayant de près ou de loin trait au travail ou au patrimoine, avec d’autres sites industriels désaffectés comme Völklingen ou Uckange, avec l’Université du Luxembourg, le monde économique par le biais des associations professionnelles et les instituts culturels comme notamment les Archives nationales (appelées à devenir voisines à Belval). On pourra y suivre une visite des hauts-fourneaux ou des ateliers pratiques, regarder une exposition thématique ou participer à un projet de recherche, assister à une conférence, visiter la Triennale de la culture industrielle ou acheter une des publications éditées par le CNCI sur l’histoire industrielle… En outre, les hauts-fourneaux seront illuminés par Ingo Maurer dans une approche expressionniste, lumière blanche et fumée – évitant les couleurs kitsch souvent utilisées ailleurs.
Le programme comprend plus de 5 000 mètres carrés bruts de nouvelles surfaces sur les quatre bâtiments à réaliser (Cube, Grand hall, fondations des deux hauts-fourneaux), dont certaines s’élèveront jusqu’à quatre étages en hauteur. Le tout pour un budget total de 38,127 millions d’euros, portant la somme investie en travaux à 52 millions. Le chiffre le plus impressionnant de ce projet de loi toutefois, c’est celui des coûts annuels d’entretien et de fonctionnement : 1,372 million d’euros par an (p. 59). Cette somme ne comprend que les frais d’entretien des installations techniques et de consommation d’énergie, sans frais de personnel, de fonctionnement, de documentation ou du programme d’expositions ou pédagogique. Plus d’un million d’euros en va au seul entretien des installations industrielles conservées.
Il y a une dizaine d’années, aux débuts du projet Belval, lorsque les yeux des hommes politiques étaient pleins de tendresse pour ce passé industriel et les caisses de l’État rebondies, le projet serait probablement passé comme une lettre à la poste. Or, en 2003 déjà, l’ADR s’est abstenu lors du vote de la première loi, estimant qu’il s’agissait d’une fausse priorité de dépense publique. Aujourd’hui, même si le gouvernement affirme maintenir sa politique d’investissements et ne pas vouloir annuler par exemple les projets de la Cité des sciences pour l’Université du Luxembourg à Belval, les caisses sont vides, les dépenses sociales augmentent et il manque trois milliards d’euros pour boucler le budget d’État pour 2010. Comme la ministre libérale de l’époque, Colette Flesch, considérait dans les années 1980 la sidérurgie comme une « industrie crépusculaire », il en va de même des années de faste des dépenses culturelles aujourd’hui. Le projet de loi pour le CNCI pourrait n’être qu’un vestige de ces temps glorieux, sa sacralisation du travail un écho à sa perte.