Dans la décennie qui commence, plus encore que dans la précédente, le grand problème social sera à coup sûr celui des retraites : les dépenses dans ce domaine représentent déjà plus d’un cinquième des dépenses publiques des pays membres de l’Union européenne et souvent plus de 10 p.c. de leur PIB. Sur ce sujet complexe et délicat à plus d’un titre, des études récentes renouvellent le débat en lui apportant un éclairage inédit.
En septembre 2010, Aaron George Grech, un chercheur britannique travaillant au CASE (Centre for Analysis of Social Exclusion), un institut dépendant de la célèbre London School of Economics, a proposé un modèle fondé sur « la fortune de retraite », c’est-à-dire sur l’ensemble des transferts payés par l’État à un individu pendant toutes ses années de retraite. Il permet de meilleures comparaisons entre pays et une analyse du caractère durable des systèmes.
L’étude s’est penchée sur trois indicateurs-clés. Le premier est le pourcentage du PIB consacré au financement des retraites (moyenne européenne : 10 p.c.). Le deuxième est le taux de remplacement, mesuré ici en évaluant le revenu médian des retraités : dans l’U.E. il est égal à 86 p.c. de celui des actifs. Le troisième critère est la proportion de pauvres parmi les plus de 65 ans : est considérée comme « pauvre » une personne dont le revenu est inférieur à 60 p.c. du revenu médian de l’ensemble de la population. La moyenne européenne est de 19 p.c.
Selon la valeur de ces critères, on peut constituer trois groupes de pays. Le groupe A, où l’on trouve entre autres la France, l’Allemagne, l’Autriche, la Pologne et le Luxembourg, se caractérise à la fois par un niveau élevé de dépenses publiques consacrées au financement des retraites, un fort taux de remplacement et une faible proportion de pauvres parmi les retraités.
En France par exemple, où les dépenses liées aux retraites pèsent 12 p.c. du PIB, le taux de remplacement est de 87 p.c. et le taux de pauvreté de 15 p.c., des chiffres très proches de ceux de l’Allemagne. Le Luxembourg est encore mieux placé avec un taux de pauvreté de 8 p.c. seulement, un taux de remplacement de 94 p.c. et des dépenses publiques proches de la moyenne européenne (9 p.c. du PIB). À l’opposé se situe le groupe C, avec notamment le Danemark, la Suède, la Finlande, la Slovaquie et la République Tchèque : le taux de remplacement y est plutôt faible (moins de 70 p.c.), la population des retraités souvent pauvre, mais avec un niveau de dépenses publiques inférieur à la moyenne européenne. Au Danemark où les dépenses publiques sont d’environ 8 p.c. du PIB, le pourcentage de retraités pauvres atteint 18 p.c. avec un taux de remplacement qui ne dépasse pas 69 p.c.
Le groupe B partage avec le groupe C le faible taux de remplacement et la pauvreté des pensionnés, mais on y trouve deux sortes de pays : ceux comme l’Italie, la Grèce ou le Portugal où les dépenses publiques sont assez élevées (record d’Europe pour l’Italie avec 14 p.c. du PIB), et d’autres comme le Royaume-Uni, la Belgique, l’Espagne, l’Irlande et les pays baltes où elles sont inférieures à la moyenne. L’Irlande, dont la situation sociale dramatique est apparue au grand jour à l’automne 2010, est le pays d’Europe qui consacre le moins aux retraites (à peine 4 p.c. du PIB), mais elle compte aussi 30 p.c. de retraités pauvres, tout comme l’Espagne.
Le risque principal pour tous les pays, pas seulement ceux du groupe A, est la croissance du coût des dépenses de retraite. La volonté de les maîtriser, actée dans les réformes entreprises au cours des années 2000, a diminué le taux de remplacement (comme dans le groupe C), avec le risque, surtout visible dans les pays du groupe B, de faire tomber des nombreuses personnes âgées dans la pauvreté. Mais le degré de générosité reste correct en Europe, où la moitié des pays offrent des retraites supérieures ou égales à 80 p.c. du salaire médian des actifs. En apparence du moins, car il faut prendre garde à un effet statistique : selon l’étude, les conditions d’octroi des retraites sont parfois si restrictives qu’un grand nombre d’individus n’y ont pas accès. La générosité n’est alors que virtuelle. Les femmes sont les premières victimes de cet effet, surtout en Europe de l’Est, comme en Pologne ou en Slovaquie.
L’étude s’est également appliquée à étudier la dynamique des systèmes sur une longue période, et s’est concentrée, pour ce faire, sur dix pays. Les changements attendus ne sont pas négligeables : d’ici à 2050, sept pays sur dix devraient changer de groupe.
Cinq de ces pays appartiennent actuellement au groupe A : l’Autriche, la France, l’Allemagne, la Pologne et la Hongrie. En 2050, ce groupe sera vide, victime du poids excessif des dépenses publiques ! La France, l’Allemagne et l’Autriche rejoindront le groupe C, tandis que la Hongrie et la Pologne se déplaceront vers le groupe B, celui où la pauvreté des retraités est le risque principal : avec l’Italie et la Slovaquie, ce groupe comptera alors quatre pays. Le groupe C s’enrichira aussi de la présence du Royaume-Uni, et en comptant la Finlande et la Suède qui n’en bougeront pas, comprendra au total six pays sur dix dans 40 ans.Dans ce groupe c’est le taux de remplacement qui constitue le problème principal.
Si le Luxembourg ne figure pas au nombre des dix pays étudiés, c’est que, selon l’auteur, les recherches ont porté sur les pays qui ont mené des réformes des retraites de grande ampleur durant entre le milieu des années 1990 et 2008, et « le Luxembourg ne tombe pas dans cette catégorie », confirmant ainsi l’opinion exprimée dans le rapport de l’OCDE sur l’économie luxembourgeoise de mai 2010, selon lequel le grand-duché est un des rares pays membres à ne pas avoir engagé de réforme majeure dans ce domaine.
Dans une déclaration au Land, il livre néanmoins son impression. « La générosité actuelle du système de retraite au Luxembourg sera difficile à maintenir compte tenu de l’augmentation significative de la longévité de ses habitants. Payer le taux de remplacement actuel pour un nombre toujours croissant d’années conduirait à une augmentation notable des dépenses de l’État consacrées aux pensions ». Aaron Grech rappelle que selon le rapport sur le vieillissement publié en 2009, le Luxembourg est de loin le pays d’Europe où la progression de ces dépenses est la plus préoccupante, avant la Grèce, avec un niveau prévu de 24 p.c. du PIB en 2060, soit une proportion presque trois fois plus élevée qu’aujourd’hui. Il considère que « cette menace pour les finances publiques conduira les décideurs politiques luxembourgeois à envisager de réduire la générosité du système ». Compte tenu du niveau actuel des prestations, « il est possible pour eux de copier l’approche française et allemande, qui est de réduire les prestations pour les hauts revenus, tout en maintenant inchangée la générosité pour les personnes à revenus faibles et moyens ».
« Un autre domaine où le Luxembourg semble avoir besoin de travailler, poursuit-il, est le relèvement de l’âge effectif de la retraite. Les données d’Eurostat indiquent que l’âge moyen de sortie du marché du travail était seulement de 59,4 ans au Luxem-bourg, ce qui est inférieur la moyenne europénne qui est de 61,4 ans. Le taux d’emploi des travailleurs âgés au Luxembourg semble également être très faible par rapport aux normes de l’UE, 38 p.c. contre 45 p.c. dans le reste de la zone euro. Cela, pour moi, suggère que les travailleurs âgés ne sont pas très incités à rester au travail, probablement à cause du taux élevé de remplacement des pensions, et des possibilités de retraite anticipée dont ils bénéficient ».
Dans ces conditions, Monsieur Grech doute que le Luxembourg suive la voie des pays d’Europe de l’Est comme la Pologne et la Hongrie, qui vont tomber du groupe A dans le groupe B, avec un important pourcentage de retraités pauvres. Il estime que le grand-duché, s’inspirant des expériences de la France et de l’Allemagne « est plus susceptible, comme ces pays, de se déplacer vers le groupe C avec des taux de remplacement inférieurs à ceux que l’on connaît actuellement, mais encore un bon niveau de réduction de la pauvreté ». Il recommande toutefois l’adoption de réformes rapides et surtout très agressives, sous peine de connaître « un niveau toujours plus élevé (en pourcentage du PIB) de dépenses publiques pour les retraites ».