Henri Meier-Heucké (1888-1973) était un personnage. Les uns le considéraient comme un original, un marginal, un fou. Pour les autres il fut un saint, un juste, un homme à principes qui vivait pour l’exemple et ne connaissait pas de compromis, pacifiste intégral, cosmopolite et écologiste. Comment a-t-il pu servir un régime qui instituait la guerre comme loi suprême, un régime de terreur et de mépris ?1
Henri Meier naquit en 1888 à Asnières près de Paris.2 Son père travaillait comme contremaître à l’usine de Dudelange. Henri Meier dut travailler comme garçon de café à la Place d’Armes pour payer ses études à l’Athénée et à l’Ecole Normale. Il fut un bon élève, développa une étonnante facilité pour les langues mais était nul en mathématiques et en sciences, à l’exception des sciences de la nature. Il connaissait tous les noms de plantes par cœur. Il fut un instituteur d’avant la loi scolaire avec cette immense soif de savoir et d’émancipation, mais dépourvu des armes pour mener un combat inégal.
Henri Meier était un homme pieux, très pieux, tellement pieux qu’il fut horrifié quand, dans le village de l’Oesling où il enseignait, il fut le témoin des visites nocturnes du curé à l’épouse de l’échevin. Il voulut faire cesser le scandale et perdit son poste. Meier s’adressa alors à la Luxemburger Zeitung qui était en conflit avec l’Église et rejoignit la « Libre Pensée », où il devint l’ami de Jean Rodenbour, un autre instituteur qui avait fait de mauvaises expériences avec les curés. Les libres penseurs lui procurèrent un poste à l’école privée que l’industriel Godchaux entretenait à la Schleifmühle.
Henri Meier resta toute sa vie libre-penseur et chrétien. Il publia dans le journal anticlérical Der Arme Teufel des articles sous le pseudonyme « amo », un cryptogramme qui veut dire « j’aime ». Son Dieu était un Dieu d’amour, de partage, d’espoir. Meier était un mystique qui cherchait la vérité par des voies détournées, croyait à la force des convictions capables de déplacer des montagnes, confiant dans la valeur de l’intuition et insensible au principe de contradiction.
Le combat de sa vie fut l’engagement pour une langue universelle. En novembre 1908, il participa à la maison des compagnons catholiques (« Gesellenhaus »)à la fondation de la « Luxemburger Esperantisten Gesellschaft ». L’association était présidée par l’abbé Pinth, 55 ans, curé à Neudorf, et animée par Nic Wampach, instituteur à Dudelange et Jacques Koerperich, clerc d’avocat à Berchem. Le compte-rendu dans le Luxemburger Wort était signé « M. »,sans doute Meier, âgé alors de vingt ans. L’auteur de l’article estimait qu’une langue universelle était nécessaire pour le monde du commerce et précisait que les membres de l’association s’étaient ralliés au « Reform-Esperanto, System Ido ».
Selon Lucien Cahen, Meier se serait rendu à Paris avec l’instituteur Jos Hever pour apprendre la nouvelle langue universelle. En 1911, l’association des espérantistes prit un deuxième départ sous le nom de « Ido-Gesellschaft Progreso ». MargueriteMongenast-Servais fut élue présidente, Meier secrétaire, Hever trésorier, et Jeanne Heucké, la future épouse d’Henri Meier, membre du comité. Les buts de l’association étaient plus politiques, il s’agissait de dépasser les frontières, contribuer à la fraternisation entre les hommes et apporter une solution à la question sociale.
Lors de l’assemblée générale Marguerite Mongenast prononça son discours entièrement en langue Ido et mit l’accent sur la misère des ouvriers: « Wir sehen ihn, diesen armen Arbeiter, mit dünner, hungriger Börse, als ganze Habe oft nur sein schlichtes Handwerkszeug auf der Schulter, gejagt von Land zu Land, getrieben hin und her, der fremden Sprachen unkundig, also meistens nicht beachtet, nicht verstanden. » Les migrations de la main d’œuvre ouvrière rendaient nécessaire, selon elle, le recours à une langue auxiliaire simplifiée qu’on pouvait apprendre en quelques semaines ou en participant aux activités de l’association: « Der luxem-burger Weltsprachlerverein ‚Progreso’ macht am Sonntag einen Ausflug nach dem romantischen Flecken Fels. […] Die Mitglieder sind gebeten sich möglichst nur in Ido zu unterhalten. »3
Les adeptes de la langue universelle étaient animés par cette grande aspiration à la paix qui se développa au moment où le grondement des canons se faisait entendre de manière insistante. Ils inscrivaient leur projet linguistique dans la vision d’un Léon Tolstoi et d’un Jean Jaurès. Un « congrès ouvrier mondial en langue Ido » devait se dérouler au Luxembourg du 6 au 8 septembre 1914 sous la forme d’un rassemblement de masse pour la paix. Le groupe luxembourgeois avait édité un guide touristique en langue ido pour aider les participants venant de quinze pays à se familiariser avec l’histoire et la géographie luxembourgeoises.
Le 12 juillet 1914, un « appel au prolétariat mondial »parut dans le journal Der Arme Teufel. Il était signé par Meier et Rodenbour et s’adressait aux délégations de tendance « socialiste, syndicaliste, antialcoolique et coopérativiste » attendues à Luxembourg. L’appel culminait dans la formule : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. Pour vous unir, comprenez-vous. » La langue universelle était proposée comme un remède aux réflexes nationalistes qui risquaient d’emporter les peuples d’Europe.
Une partie des délégués étaient déjà en route, quand la guerre éclata. La censure militaire mit fin aux échanges épistolaires en langue universelle des ressortissants des pays belligérants. Les contacts se poursuivirent entre les mouvements Ido des pays neutres, les Suisses, les Danois, les Hollandais et les Luxembourgeois. Quelques traces peuvent encore être retrouvées qui menèrent de Luxembourg aux rassemblements internationaux contre la guerre de Copenhague et de Zimmerwald.4 Henri Meierplaida en janvier 1916 pour des États-Unis du Monde comportant un parlement mondial et une monnaie universelle.5
L’immédiate après-guerre fut la grande époque d’Henri Meier. Un monde nouveau était à construire, Henri Meyer n’hésita pas une seconde à se jeter dans la bataille et il fut pendant trois ans un dirigeant de parti. Meier fut élu en mai 1918 membre de la commission de presse du parti socialiste reconstitué. Son épouse, Jeanne Heucké, était trésorière du parti et Marguerite Mongenast secrétaire générale. C’était comme si le mouvement Ido avait conquis le parti. En décembre 1919, au congrès d’Eischen, Meier prit la parole pour défendre le principe d’une adhésion à la nouvelle Internationale fondée à Moscou après la faillite de la IIe Internationale qui n’avait pas su s’opposer à la guerre. Meier présenta une résolution qui proposait au nom du parti socialiste luxembourgeois l’adoption de la langue Ido comme langue officielle de la nouvelle Internationale, obligatoire pour les congrès et la correspondance internationale. Le texte fut adopté par 66 voix contre huit.
En janvier 1921 il choisit le parti communiste. Il ne fut pas marxiste et encore moins léniniste. Son souci principal demeurait la langue universelle. Il était loin d’être le seul pratiquant de la langue universelle, citons les syndicalistes Aloyse Kayser et Pierre Krier, le communiste Zénon Bernard, l’écrivaine Marie-Louise Tidick-Ulveling, la musicienne Lou Koster, le peintre Pierre Blanc et le sculpteur italien Giulio Donzelli. Celui-ci chargea Meier d’inculquer la langue Ido aux militants communistes italiens d’Esch. Sa popularité fut telle que la société de musique italienne « Fratellanza » l’adopta comme président d’honneur et qu’il fut l’orateur préféré pour les enterrements civils des antifascistes morts dans l’émigration.
Pendant les années 1930, Meier-Hencké se retira peu à peu de tout engagement politique. En 1929 il envoya encore une documentation volumineuse sur les débuts du mouvement communiste luxembourgeois à l’Hôtel Lux, siège du Komintern,6 et en 1932 il figura avec Schaack-Wirth, l’éditeur du Armer Teufel, parmi les signataires luxembourgeois de l’appel de Barbusse et de Romain Rolland pour un congrès mondial contre la guerre et l’impérialisme.7 Il avait adhéré à la Franc-Maçonnerie, où on le considérait comme un mystique laïc rêvant du christianisme primitif. La menace nazie, la loi-muselière, la Guerre d’Espagne le laissaient indifférent. Son esprit était ailleurs, à la découverte des médecines alternatives, des sciences occultes, de la radiesthésie et la télé-radiesthésie qui consistaient à détecter les eaux souterraines à l’aide d’un pendule ou d’une branche de noisetier.
En 1940, Meier n’attendit pas longtemps pour se rallier au nouveau régime instauré par le Gauleiter. Début août 1940, il écrivit une lettre à Kratzenberg. « In diesem Schreiben bekannte Lehrer Meier offen, dass er als Flüchtling in Frankreich die grösste Enttäuschung seines Lebens erlebt habe. Alles woran er früher geglaubt habe sei zusammengebrochen. […]Lehrer Meier ist dann sofort der Volksdeutschen Bewegung beigetreten und hat sich an allen Veranstaltungen stets in Uniform beteiligt. »8 Il retrouva parmi les nazis d’anciens élèves comme Emile Koetz, Marcel Thiel et l’instituteur Roger Cresto, le chef régional du VDB pour le Bassin Minier: « Lieber junger Kollege !Es freute mich sehr in Ihnen den Geist und die Tatkraft des Grossvaters wiederzuerkennen. […] Möge der scharfe Frühlingswind unserer apokalyptischen Zeit hineinfahren und der Neue Verein (la VdB) der Schneeball sein, der die Lawine auslöst, alle das Morsche zu Tal führt und das Band der Einheit um uns schlingt! Was die letzten 1 500 Jahre an Elend gebracht haben, ist nur dem Mangel an Einigkeit unter den Deutschen zuzuschreiben. »
Il se vanta de faire de Cresto un vrai national-socialiste et projeta de fonder avec lui une association d’instituteurs basée sur les idées de l’inspecteur Staar, pensa construire une Europe unie sous domination germano-romaine, afin de de mettre fin au règne du Dieu Mammon et fonder une paix universelle à l’image de la Pax Romana d’il y a deux mille ans. Les nouvelles convictions de Meier faisaient référence à son vieux fonds de pensée ethniciste, essayant de concilier Germanentum, Keltentum et Römertum. Meier apporta sa contribution à l’effort de guerre en parcourant avec ses écoliers les crassiers de l’usine de Belval à la recherche de plantes médicinales, bénéficiant d’une autorisation spéciale du directeur nazi, le Dr. Dr Broglio. Cresto nota en décembre 1940 : « Meier ist mir persönlich als Sonderling bekannt. Er ist Vegetarier und Antialkoholiker. Nach meiner Erfahrung ist er jedoch stets Idealist gewesen und hat sich für seine Überzeugung stets offen und aktiv eingesetzt. […] Ich bin der festen Überzeugung, dass er heute einer der deutschbewusstesten Lehrer Luxemburgs und vielleicht schon heute ein überzeugter Nationalsozialist ist. »
Meier ne passait pas inaperçu dans les défilés nazis avec sa longue barbe de druide celtique. On lui reprocha d’avoir frappé un spectateur qui n’avait pas marqué le respect nécessaire. Il se chargea d’apporter aux commerçants du matériel de propagande pour décorer leurs vitrines et il colla les affiches que d’autres s’obstinaient à arracher. On ne l’appela plus « Ido-Meier » ni « Pendel-Meier » mais « Trommel-Meier ». Il n’oubliait jamais de lire dans sa classe le bulletin militaire du jour. Pendant ce temps ses élèves couraient entre les bancs et construisaient des barricades pour faire tomber le maître d’école qui les poursuivait avec la règle ou ils mettaient sens dessus sens dessous la belle collection de plantes médicinales qu’il avait constituée dans le hangar de l’école du Brill. Dans la presse illégale un collègue de Meier, Ed. Barbel, dressa au même moment le bilan de l’école nazie : « Statt Unterricht systematische Verdummung, Kartoffelkäfer-, Kräuter-, Tee-, Alteisen-, Knochen- und Lumpensammlungen; statt Erziehung Verrohung, charakterliche Verkrüppelung. »9
Le 11 septembre 1944, Henri Meier fut arrêté. Le brigadier Eugène Biren était perplexe : « Über die Person des Meier ist kein klares Urteil abzugeben, aus dem Grunde weil derselbe im Banne seiner Strahlenempfindlichkeit mit Pendel und Wünschelrute steht. » On lui fit l’outrage de le soumettre à des examens psychiatriques et on dressa contre lui un procès-verbal pour exercice de l’art divinatoire. En mai 1945 Meier fut relâché. Il fut condamné à trois mois de prison et à une interdiction d’enseigner qui fut levée en 1953.
Henri Meier-Heucké ne se voila pas la face et il ne disparut pas de la circulation comme tant d’autres. Plus que jamais, il affirma haut et fort ses principes, le capital de sagesse qu’il avait accumulé en quarante ans d’expérimentations. Il fréquenta assidûment les réunions de l’ALPAR, l’Association luxembourgeoise pour l’alimentation et l’hygiène rationnelles, fit ses achats au « Reformhaus » de Joseph Lewen et distribua ses conseils autour de lui, manger le chou tout cru, les feuilles de radis plutôt que la racine, éviter les viandes rouges, l’excès d’alcool, le tabac, le café et le thé noir. Il se couchait vers dix heures du soir, en dormant sur le dos, sans traversin, la tête orientée vers le sud. « Et lorsqu’au marché, il faisait tourner et balancer son pendule devant les étalages de légumes, il ne passait pas inaperçu. »10
Il entra dans la légende locale. Jhemp Hoscheit en fit un personnage de son roman autobiographique Perl oder Pica. Tony Lammar fit de lui un portrait plein de tendresse. Romain Hilgert s’intéressa à ses idées. Il fut l’héritier d’un mouvement beaucoup plus large issu du romantisme allemand, le mouvement de la « Lebensreform » qui par sa critique de la modernité fut à l’origine de la « Naturheilkunde » et de la « Freikörperkultur », des « Wandervögel » et aussi de la « Rassenhygiene ». Henri Meier-Heucké fut un génie de province, un prophète égaré. Ami du physicien Bertrand Russell, du mathématicien Giuseppe Peano,du linguiste Couturat, il parla d’égal à égal avec les plus grands esprits de son temps. Après son décès on retira quatre tonnes de documents de sa tanière à Esch pour les conserver dans des archives en Suisse. On ne naît pas marginal, on le devient.