L’obscurité la plus totale règne dans la minuscule salle de spectacle, située au sous-sol d’un appartement de la banlieue de Tokyo. On entend juste la respiration, perceptible et anxieuse de la soixantaine de personnes présentes. Butoh, également connu sous le terme plus ancien de ankoku butoh signifie littéralement « danse de l’obscurité ». C’est donc tout naturellement qu’en abordant une performance butoh, on est d’abord happé par le noir.
Enfin on croit déceler une teinte : un blanc à peine perceptible se développe tout doucement pour se révéler être un corps nu. Ni habits, ni poils. Nu tel un nouveau-né, ce corps tremble et semble pris par des spasmes. Chacun de ses mouvements est comme une goutte d’eau sur un lac limpide, créant des cercles qui traversent ce corps pour finalement disparaître dans le noir. La musique est ainsi perçue, avant d’être entendue. Les mouvements semblent avoir pris possession du corps. Le regard est pris par ces mouvements, à tel point que le spectateur ne voit pas immédiatement que le corps du danseur s’est recroquevillé : il exhibe maintenant son dos nu, blanc comme une page vide. Puis ce sont des pétales rouges qui sont lâchées, lentement d’abord, puis glissant plus rapidement sur son dos comme la pluie sur une vitre et ce corps tremble avec chaque pétale qui trouve sa cible, sursaute tel un corps blessé… faisant croire que les pétales sont en réalité des balles de revolver. Le public sent l’étrange innocence de cette mise à mort comme si elle lui arrivait, son propre corps en étant touché dans son intimité. Les pétales deviennent une douche, un déluge rouge et le corps sur la scène se raidit soudain. Épuisé ou mort. D’autres danseurs entrent en scène et font cercle autour de lui. Ils commencent leur danse.
Buyoh signifie danse en japonais. Butoh, qui a la même étymologie, distingue la danse qui frappe le sol de ses pieds. Cette connexion avec la terre est fortement revendiquée par les troupes qui pratiquent le butoh : en effet, ce sol c’est d’abord la terre du Japon, marquée par la culture millénaire du riz.
Une terre qui a aussi été défaite et envahie par les Américains au moment de la seconde guerre mondiale : le butoh est né avant tout comme cri de révolte contre eux, mais aussi contre les crimes commis durant la guerre par les Japonais (et que la gauche japonaise considère comme ayant sali l’âme nippone), contre la dépendance par rapport aux États-Unis, contre l’idée de la supériorité de la culture occidentale et surtout contre une société devenue uniforme et consommatrice, une société sans âme, qui a tourné le dos au passé du Japon.
Le butoh éclata sur la scène de la danse contemporaine en 1959 avec Kinjiki, un spectacle basé sur une pièce de Mishima, le grand auteur japonais qui s’est suicidé en public peu de temps après. Tatsumi Hijikata, le metteur en scène et fondateur du butoh scandalisa tellement le public que la pièce n’a plus jamais été rejouée. Un an plus tard, les étudiants japonais occupèrent des lieux publics à Tokyo et notamment le Parlement pour essayer d’empêcher la signature du traité d’assistance mutuel américano-japonais. Même si l’accord a finalement été signé – et on en commémore cette année (très discrètement…) le cinquantenaire – les artistes japonais de cette mouvance se retournèrent alors en masse en direction du vieux Japon, « sale et pauvre », mais honnête et vrai : un bouclier protecteur, contre l’américanisation envahissante. Issu de cette ferveur révolutionnaire, le butoh a su garder l’esprit de l’époque et fait toujours preuve de la même vitalité.
Il revendique un retour aux archaïsmes, une redécouverte de l’homme primitif uni à la nature et aux dieux de la terre et enfin une quête de l’inconscient qui se manifesterait à travers le corps humain. Du coup, il privilégie l’irrationnel et le spirituel, se consacrant à rétablir le lien perdu entre la danse, les rites shamaniques et les fêtes foraines du Japon éternel. Le butoh s’appuie en cela sur une longue tradition propre à la danse et au théâtre classiques : dans le nô, le bunraku et le kabuki on entre en effet en communication avec l’invisible, dieux et âmes des disparus. Le butoh est une filière parmi d’autres de traditions de représentation plus anciennes.
En même temps, la vie intime, personnelle, voire sensuelle participe de son essence : le corps n’est pas simplement porteur de signes extérieurs, mais sujet et outil de la dan-se elle-même. Ainsi s’explique que dans le butoh la danse ne se déroule pas selon un plan bien défini ou encore une histoire qui la porterait. Les gestes n’ont pas de signification autre qu’en eux-mêmes. S’il y a un sens, ce dernier surgit plutôt de la vie intérieure du corps qui se produit sur scène et de la façon dont cette vie invisible se manifeste à travers le corps. Un demi-siècle a passé : les pratiquants du butoh restent fidèles à ce credo.
Ce qui est le plus frappant pour nous, non-Japonais quand nous assistons à un spectacle de butoh, c’est la sensualité, l’humour et la joie qui en jaillissent. Loin d’être triste, sérieux ou morne, le butoh est théâtre dionysiaque, allant de la douceur méditative et spirituelle jusqu’au grotesque. Et qui parfois éclate en un baroque excessif, passionné et vivement coloré : à la fin de la première pièce de Dairakudakan, groupe d’avant-garde mené par Akaji Maro, j’ai vu le maître, vêtu d’une perruque déchue à la Marie Antoinette et d’une robe velours rouge vif, qui dansait sur une table noire pendant une bacchanale. Ce sont ces mises en scène étranges et paradoxales qui font retourner le grand public dans les salles : « on ne sait pas ce qui nous attend, donc on est obligé de revenir » confesse une jeune Japonaise aux allures d’enseignante. Pour moi, ce ne sont pas tant la fraîcheur des images ni les mises en scène élaborées qui me fascinent que le fait qu’en sortant du théâtre, je me sens changée, rajeunie. Mon âme est pour ainsi dire « nettoyée ».
Dans le butoh, on évoque aussi beaucoup les ancêtres. Or, quand on creuse, on lui trouve des racines européennes. Au Japon, les années trente du siècle passé étaient une époque de franche ouverture à l’Occident. En 1923, Baku Ishi est allé en Europe d’abord, puis aux États-Unis. À son retour au Japon, il créa le New dance theatre, qui avait comme but « la création d’une nouvelle poésie de la danse ». Kazuo Ohno, l’un des fondateurs du butoh, était un de ses premiers étudiants. L’autre ancêtre du butoh s’appelle Eguchi Miya : il a étudié en Allemagne avec Mary Wigman (1931-33) et en 1933, à l’issue de son retour au Japon, fonda une école de danse dans la veine de l’expressionnisme allemand. Le célèbre Tatsumi Hijikata fut l’un de ses premiers étudiants.
Or, comme dans le théâtre classique nippon où rien n’est vraiment enseigné (…une fois que les formes de base sont maîtrisées, l’étudiant doit rompre pour devenir un maître lui-même), Ohno et Hijikata quittèrent leurs écoles respectives pour créer du neuf, sans règle ni maître. Comme dans la pratique zen, il n’y a finalement pas de transmission objective du savoir dans le butoh : l’élève vit et découvre par lui-même la danse. Le maître n’est qu’un exemple, les disciples apprenant en regardant d’abord ce maître, puis en réfléchissant à leur propre histoire.
Sans doute le butoh n’existerait-il pas sans la rencontre de ces deux hommes extraordinaires : Ohno et Hijikata. Pour Ohno, né dans une famille urbaine de la classe moyenne, dans le nord du Japon (Hakodate) le butoh est la danse du nouveau-né : innocente, pure et spirituelle. Pour Hijikata en revanche, le butoh est danse des morts et des rejetés. Il s’est souvent référé à son propre vécu, caractérisé par une pauvreté extrême, la faim, l’épuisement et le froid dans un Japon agricole et septentrional. Il avoue qu’il s’agit de l’inspiration pour sa propre danse : « ma danse est née de la boue. C’est un combat avec les choses invisibles qui habitent mon corps ». Il n’hésita pas à imposer à ses propres élèves des périodes de manque de sommeil, des épisodes de jeûne ainsi que d’autres épreuves extrêmes.
En choisissant de mettre sur scène le corps gracieux et élancé de Ohno, Hijikata – au physique malheureux, son corps chétif ne lui autorisant aucune beauté dans ses mouvements – pensait avoir trouvé le parfait instrument : durant quinze ans, les deux travaillèrent ensemble. Comme dans tous les couples artistiques, on ignore ce qui a pu provoquer la cassure, mais une fois le charme rompu les deux hommes n’ont plus travaillé ensemble : Ohno s’est consacré à l’enseignement et a créé le groupe Sankai Juku, vivant jusqu’à l’âge de cent ans, alors que Hijikata continuait ses expériences de plus en plus extrêmes, jusqu’à sa mort soudaine en 1984.
Paradoxalement et en dépit de ses connexions profondes avec le théâtre classique japonais, le butoh est aujourd’hui mieux connu en Europe et aux États Unis qu’au Japon. Il n’est jamais parvenu à faire partie du mainstream culturel dans son pays d’origine. Une explication veut que même les Japonais contemporains préfèrent cacher leur nature profonde, superstitieuse et émotive derrière un masque impassible et un complet veston gris. Alors que l’Archipel traverse une crise économique ininterrompue, ou presque, depuis vingt ans et que les chefs de gouvernement se succèdent à une vitesse rapide, la façade du rationalisme occidental demeure intacte. Sans doute les Nippons refusent-ils de regarder trop profondément dans leur propre passé, craignant de réveiller de vieux démons…ceux notamment de leurs aïeux nationalistes et guerriers.
Celui qui s’intéresse à cette danse doit donc se mouvoir dans le milieu underground, même à Tokyo. Le quartier général de la troupe légendaire fondée en 1972 par Tatsumi Hijikata and Akaji Maro et appelée Dairakudakan se trouve littéralement sous les pavés, dans la cave d’une petite maison banalement bourgeoise de la banlieue de Kichijoji. Durant le jour, les rues de ce quartier sont remplies de femmes au foyer faisant leurs courses en vélo. C’est pourtant là que vivent et travaillent la vingtaine de membres de la troupe, produisant régulièrement des œuvres pointues. Avec Sankai Juku, fondé par Ohno, il s’agit en fait de la troupe de butoh la plus ancienne au monde. Le secret de sa longévité réside dans la capacité impressionnante dont fait preuve le maître Akaji Maro à attirer et à développer des talents nouveaux. Il a pour ligne de conduite de ne proposer lui-même qu’une seule chorégraphie par an : le reste du temps, il aide les autres membres à créer leurs propres performances.
Quand nous entrons dans son minuscule bureau, on nous invite à plonger nos mains dans un énorme bol de riz japonais pour former des cônes triangulaires… les fameux onigiris aimés des Japonais. Je demande, mi-moqueuse : « Est-ce là le dîner d’après-spectacle pour les danseurs ? » « Non, c’est la performance elle-même ! » me répond madame Shinfune, éclatant de rire.
Tout en formant quelques-uns de ces onigiris dans ma main, je pense à la façon dont le riz, transformé en poudre blanche et appliqué par les danseurs à leurs propres corps, est magique et les transforme. Telle la danse elle-même.
Claire Barthelemy
Catégories: Moldavie, Reportage
Édition: 16.12.2010