Dans The square de Ruben Östlund, Palme d’or au festival de Cannes en 2017, l’acteur Terry Notary (Planet of the apes) fait une apparition spectaculaire comme artiste performeur Oleg incarnant un grand singe lors d’un dîner de mécènes dans un musée, performance d’abord amusante qui dérape par la suite et devient de plus en plus dangereuse. Dans sa comédie féroce, Östlund se moque allègrement du milieu de l’art et de son public huppé, qui ne sait plus distinguer le vrai du faux, de crainte de se tromper de mode. C’est forcément à cette célèbre scène du primate que l’on pense lorsque Jean-Guillaume Weis fait son apparition parmi les membres du public du TNL, vautrés dans des poufs aux pieds de la petite scène surélevée, qui se trouve au centre de trois écrans grand format. Weis mime le singe par sa position et les sons, il nous confronte à notre animalité sans que l’on sache vraiment pourquoi. Pour souligner le côté primitif de l’homme riche et désenchanté, face à une jeune femme toujours en mouvement et en quête du bonheur ?
Mais dans l’ordre. Armin Petras (*1964) est un des metteurs en scène allemands les plus en vue du moment. Naissance en Allemagne de l’Ouest, puis jeunesse à Berlin-Est, formation à la célèbre école Ernst Busch, il devient metteur en scène et auteur acclamé (sous le pseudonyme Fritz Kater e.a.), directeur de théâtres renommés, comme le Maxim Gorki à Berlin, puis de 2013 à 2018 au Staatstheater Stuttgart, qu’il quitte avant la fin de son contrat pour regagner sa liberté créative. Depuis, il travaille à nouveau comme metteur en scène libre, et ce n’est pas une mince affaire que Frank Hoffmann ait pu l’amener au Luxembourg pour une « création mondiale » d’une nouvelle pièce. Elle s’appelle Europe – My heart will be broken and eaten et a été écrite par l’auteur et acteur roumain Salat Lehel, sur le modèle de La voix humaine de Jean Cocteau (1930) : une femme désespérée d’amour parle à son amant, qui s’apprête à la quitter, sans qu’il n’y ait jamais de réaction audible de ce dernier. Ici, le monologue est interprété par deux personnes – mais reste un monologue. La femme, très jeune, est jouée par l’actrice et danseuse roumaine Maria Tomoiagă (avec laquelle Petras avait déjà travaillé à Sibiu) et l’homme muet par le danseur luxembourgeois Jean-Guillaume Weis.
De cette histoire d’amour à distance, elle en Roumanie, lui au Luxembourg, Petras veut faire une histoire de l’Europe et de ses disparités, opposant des images des soulèvements populaires, du folklore et de la pauvreté à l’Est – ah, cette Lada verte tirée par un cheval blanc, image qui revient sans cesse – au clinquant des rues commerçantes décorées pour les fêtes de Noël au Luxembourg. La fille est loin, tente de se lancer dans une carrière d’actrice mais constate que la plupart des spectacles pour lesquels elle est engagée sont nuls, alors que l’homme est vieux, rassasié et marié, père d’une fille adolescente et fatigué de sa vie. Tout les oppose : leur situation matérielle, leurs perspectives, leur approche de la vie. Elle parle sans cesse dans le micro de son téléphone portable et ses vêtements ou le contexte – bars, places publiques, grandes rues bondées de voitures, intérieurs spartiates – laissent entendre que ses monologues s’étendent sur une durée assez longue et ont lieu à plein d’endroits différents. Alors que lui est là, avec nous, au Luxembourg, dans cet espace confiné du théâtre, sur une scène sur laquelle il dort, regarde la fille sur les écrans, se met à danser, fait maladroitement monter et danser le public.
Europe – My heart… est un spectacle expérimental et transdisciplinaire, qui, à l’heure du Brexit et des populismes, tente d’approcher la complexité de l’enjeu européen par une sorte de flux de conscience aussi bien verbal (parfois aussi verbeux) que visuel. La narration vidéo est complexe, se démultiplie, nous bombarde de statistiques et d’images documentaires quelconques. Par moments, c’est plaisant, d’autres fois, c’est agaçant (la danse folklorique luxembourgeoise…), mais ce n’est jamais touchant ou intense. Parce que la présence humaine manque, tout simplement.