« À louer : Appartement de prestige, meublé, sis au 3e étage du Royal-Hamilius dans la zone piétonne de Luxembourg Centre-Ville ». L’annonce est visible sur le site de l’agence immobilière de Malou Knaff. Pour 3 200 euros par mois (plus 275 euros de charges), l’appartement « très lumineux, avec une grande terrasse de 8 m2 », comprend un séjour (47 m2) avec cuisine équipée, une chambre (16 m2) avec sa salle de bains, un hall et des toilettes séparées. L’emplacement de parking et la cave sont en option, moyennant 350 autres euros par mois. Les images sur le site sont précises, c’est un appartement au coin du bâtiment, vers l’ancien Hôtel des Postes, qu’on a l’impression de pouvoir toucher en tendant le bras. L’agence Unicorn quant à elle met en ligne un appartement à vendre dans la même résidence. Il est un peu plus petit, 68 m2, comporte également une chambre, mais l’annonce ne mentionne pas de terrasse. « Les finitions de qualité vous charmeront : parquet en chêne et faux plafonds entourés de caissons. Chaque détails à été pensé pour garantir un confort et un bien-être optimal », vante le texte. Pour acquérir ce bien, il faudra débourser 1,1 million d’euros, soit 16 000 euros du mètre carré. Une recherche rapide sur les sites spécialisés en immobilier à Luxembourg-Ville confirme que la résidence de prestige du centre-ville est chère : les appartements de taille semblable, avec une chambre et une terrasse se situent généralement autour de 2 300 euros par mois à la location et dans une fourchette entre onze et treize mille euros par mètre carré à l’achat, et encore, le Royal-Hamilius est vendu sous emphytéose de 75 ans.
La plus-value du Royal-Hamilius est en partie objective : son emplacement à l’hyper-centre ville, la qualité des matériaux, des finitions et des aménagements (de sécurité et technologiques notamment). Elle est aussi symbolique. Lors de sa commercialisation, l’immeuble a été présenté comme un nouveau pôle d’attraction du centre-ville qui allait en devenir l’icône architecturale. On a mis en avant la signature de l’architecte Norman Forster, on a vanté un « lieu de vie d’exception » et « un cadre de vie remarquable, pensé pour les célibataires jusqu’aux familles nombreuses ». La vente des 73 appartements, à partir de 2017, a été lente à l’allumage, mais s’est soldée par un succès, aux dires de Romain Muller, à la tête de Firce Capital au Luxembourg et ancien de JLL qui était justement en charge (avec Unicorn) de la vente du résidentiel. « Les débuts ont été difficiles car le concept d’emphytéose n’était pas connu ou accepté culturellement par les Luxembourgeois », relate-t-il vis-à-vis du Land. (La société Firce Capital gère une partie des actifs du fonds souverain Abu Dhabi Investment Authority, Adia.) Les réticences par rapport au maintien du foncier dans les mains de la Ville de Luxembourg pendant 75 ans ont cependant été levées. « Pendant les premiers mois de travaux, j’avais des appels réguliers de clients qui voulaient savoir quand la commercialisation allait commencer », se souvient Romain Muller. Plus de la moitié des propriétaires aurait acheté pour habiter dans un des trois immeubles (appelés Monterey, Hamilius et Aldringen). Les investisseurs ne seraient que 35 pour cent des acquéreurs. Muller décrit plusieurs acheteurs comme des cinquantenaires en bonne position sociale dont les enfants ont quitté le nid et qui veulent habiter le centre-ville. Les prix se situaient entre onze et vingt mille euros du mètre carré. « Ce sont les plus grands appartements qui sont partis les premiers. »
Aujourd’hui, la sociologie des habitants est difficile à établir. « La discrétion a été érigée en valeur. Il est d’ailleurs difficile de savoir où se situent les entrées », pointe un acteur de l’immobilier qui, lui aussi, préfère rester discret. Il poursuit : « À ma connaissance, les profils des habitants sont très variés, il serait difficile de décrire une moyenne qui fasse sens ». Romain Muller revient sur la principale motivation d’habiter au centre-ville : « Les gens qui ont acheté ici croient dans la ville et son développement ». Mais, aujourd’hui, certains habitants déchantent et le responsable de Firce Capital s’en fait l’écho : « La ville a beaucoup changé en deux ans. Quand on a payé son appartement deux millions d’euros, on n’a pas envie de voir des SDF dans son entrée ou d’entendre des gens alcoolisés crier sous nos fenêtres. » Le représentant de l’investisseur regrette « un ping-pong entre la Ville de Luxembourg et la police pour intervenir et gérer la mendicité, les sans abris, les toxicomanes qui traînent dans l’espace public ». Il considère que les questions de sécurité ne sont pas de son ressort mais discute très régulièrement avec les autorités « qui doivent prendre des décisions pour améliorer la qualité de vie des habitants ». La surveillance et la prévention dans le quartier Gare, la circulation du tram et sa gratuité sont généralement évoqués, y compris par les services de la Ville, pour expliquer le déplacement des consommateurs de drogues et de la mendicité vers la ville haute. Signe de la tension dans le quartier, les vestes vertes sont arrivées dans le coin depuis cet automne. Les collaborateurs de « À vos côtés », service de prévention et de médiation, ne se contentent plus de sillonner Bonnevoie et le quartier de la gare, ils effectuent désormais des tournées autour de la place Hamilius et les rues voisines. Les patrouilles de sécurité privées sont aussi à l’œuvre dans le quartier depuis le mois de juin.
« Il y a une série de gens qui traînent, qui boivent et se droguent », constate Catherine, qui habite une rue voisine. Elle rapporte que le Delhaize, au sous-sol du Royal Monterey, est devenu « un débit de boisson, où le vol de bouteilles d’alcool est monnaie courante. Les caissières ne disent rien, elles ont trop peur ». Pourtant, la Française, installée au centre-ville il y a deux ans, est ravie de « pouvoir tout faire à pied, sauf trouver un tourne-vis ou une ampoule ». Dans un snack voisin, le commerçant ajoute : « Ces problèmes ne sont pas nouveaux. Ils sont apparus à la surface quand on a fermé le passage souterrain. Il était illusoire de penser qu’un immeuble de luxe allait changer la donne. » Habitant à deux rues de là, Sylvain trouve une formule pour décrire le quartier : « Le Royal-Hamilius, c’est un château fort avec la cour des miracles autour ». Il égraine : « les alarmes qui sonnent toute la nuit, les SDF qui installent leur matelas dans l’entrée de mon immeuble, les crackhead qui crient à n’importe quelle heure… ». Mais cet habitant du centre-ville depuis près de cinq ans regrette surtout l’absence d’une vie du quartier. « On nous a vendu du rêve avec cet immeuble de luxe qui allait changer la face de notre petit monde. Au lieu de cela, on a plutôt l’impression que c’est un appartement témoin, vide de vie. » Il pointe un cercle vicieux : « Comme il y a peu de monde qui vit ici, il y a peu d’offre et comme il y a peu d’offre, on fait comme si personne n’y vivait ». Il plaide pour des commerces ouverts le dimanche ou des terrasses toute l’année. Il souligne cependant les efforts menés par certains bars comme le Shamrock et l’Interview qui attirent des jeunes.
Malgré la frustration ou la déception de certains habitants, l’occupation des logements du Royal-Hamilius n’est pas problématique. Les reventes sont considérées comme « normales et conformes à ce qui se passe dans d’autres programmes », selon un observateur du secteur. En revanche les espaces commerciaux ont bien du mal à trouver preneur. Les locomotives espérées Galeries Lafayette, Fnac et Decathlon ne tirent pas beaucoup de wagons derrières eux. « La situation est difficile », reconnaît Romain Muller. Il énumère les nombreuses entraves qui freinent les premières années d’exploitation : Les travaux du tram et de la rue Aldringen lors des premières livraisons, le Covid avec son lot d’incertitudes et aujourd’hui la crise énergétique. Il ajoute l’explosion du commerce en ligne, le criticisme grandissant par rapport à la fast fashion et la création de nouveaux centres commerciaux. « Le monde du retail est affaibli dans son ensemble, en particulier dans les niveaux intermédiaires : le luxe se porte bien » Sur les 18 cellules commerciales mises à disposition, seules sept sont occupées actuellement. Certes les plus grandes ont trouvé un exploitant, mais il reste bien onze espaces vides. Sans dévoiler les identités des commerçants, Romain Muller nous apprend cependant que le coin de la place, côté Poste, va être bientôt occupé « par une franchise internationale dans l’alimentation » (en face, la chaîne Prêt à manger n’a pas encore ouvert) et que les espaces du côté du boulevard Royal verront un opticien, une conciergerie et un bar à café s’installer bientôt.
Reste donc la rue Aldringen où le Decathlon est bien seul au milieu des pop-up. « C’est mieux de louer à ces petits commerces pendant quelques mois que de laisser les espaces vides. ». Et le patron de Firce Capital de citer le concept store Helsinki qui loue de mois en mois depuis deux ans « Ils sont de bons ambassadeurs pour monter qu’il est possible de montrer un commerce dans cette rue. Mais ceux-là sont trop petits. Ils ne peuvent subsister que parce que les loyers sont extrêmement bas ». Le gestionnaire voudrait faire de cette rue une « fashion street » et a ainsi refusé l’implantation de galeries d’art, de maroquineries ou de magasins d’accessoires. Les locataires potentiels déplorent généralement le format de certaines cellules avec des mezzanines peu pratiques, le choix architectural de verres fumés ou tout simplement ont peur de cannibaliser une enseigne déjà présente. Les loyers sont également pointés du doigt, même si des efforts sont consentis par l’exploitant. « Nous proposons des loyers flexibles avec un fixe garanti assez bas et un variable indexé sur le chiffre d’affaires. Après quatre ou cinq ans, le loyer est cristallisé sur la moyenne du chiffre d’affaires. »
« On voit beaucoup de monde en ville, mais peu de gens avec des sachets », regrette une commerçante. Dans bien des villes, françaises notamment, l’arrivée du tram a suscité l’enthousiasme des commerçants des centres urbains. « Le retour en force du tramway dans les grandes agglomérations pourrait contribuer au rééquilibrage de l’offre commerciale du centre-ville par rapport aux grandes zones commerciales de périphérie », notait ainsi LSA, magazine spécialisé dans le commerce et la distribution qui cite Grenoble, Nantes, Bordeaux ou Montpellier. « Il vient d’où le tram à Luxembourg », interroge Romain Muller tout en répondant lui-même à la question : « Le tram vient des quartiers où les gens travaillent, pas de ceux où ils vivent. Pour comparer avec les villes françaises, il faudrait qu’il arrive de Strassen ou d’Hesperange ». Finalement, il conclut : « Il faut capter ces personnes, avoir une offre qui corresponde à leurs attentes, savoir la mettre en valeur et la vendre correctement, aux moments où ils en ont besoin ».