Qui de Luc Frieden, de Jean Guill ou d’Yves Mersch fut à l’origine du retrait de la campagne de publicité de la banque ING Luxembourg sur des prêts hypothécaires très controversés, susceptibles à leurs yeux d’entretenir la bulle immobilière au Luxembourg ? Le ministre CSV des Finances s’était publiquement ému, quelques jours après le démarrage fin novembre des spots audiovisuels et de l’affichage, des messages véhiculés par la banque, indiquant qu’il allait personnellement en causer aux dirigeants d’ING Luxembourg pour les « influencer ». Ces derniers ont toutefois laissé entendre que le ministre Luc Frieden ne serait pas directement intervenu. Ils confirment en revanche l’injonction que la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF), dirigée par Jean Guill, a lancée le 1er décembre dernier pour demander l’arrêt de la campagne.
On ne connaîtra pas le contenu de la lettre du régulateur, ni la CSSF ni la banque ne souhaitant faire de commentaires à ce sujet. « La CSSF a enjoint la banque en cause de cesser la publicité ‘cent pour cent’, ce qu’elle a fait », a confirmé au Land, Danièle Berna-Ost, la secrétaire générale de la CSSF, précisant que le régulateur suivait « de près l’évolution du crédit immobilier au Luxembourg » et veillait « à ce que les règles et les ratios soient observés ». Yves Mersch, le gouverneur de la Banque centrale du Luxembourg (BCL), a fait le plus d’éclats, contribuant ainsi à la médiatisation de l’affaire, mais son intervention est arrivée alors que la publicité controversée avait déjà disparu du paysage.
Les spots à la radio ont en effet cessé le 6 décembre. « La campagne arrivait de toute façon à échéance », indique un responsable marketing d’ING Luxembourg en tentant de relativiser la portée d’une campagne, plutôt drôle, réalisée par l’équipe de communication en poste au Luxembourg. Il ne s’agit donc pas d’un produit d’importation, provenant des ateliers marketing de Bruxelles ou d’Amsterdam, comme on aurait pu le penser, compte te-nu du ton provocateur du message dans un grand-duché où les consommateurs sont faussement présentés comme des gens immatures, qui seraient incapables de se distancer des discours commerciaux. Qu’il s’agisse de prêts financés à cent pour cent, de taux d’intérêts pratiqués sur certains produits financiers ou même de la durée du prêt hypothécaire.
Dans une interview au Wort, Rik Vandenberghe, le patron d’ING Luxembourg, a fait savoir que l’action de la banque « a été mal interprétée » : « Quand on finance jusqu’à cent pour cent, a-t-il dit, cela veut dire que l’acquéreur (…) doit avoir des capacités de remboursement stables et régulières, et éventuellement être déjà en possession d’un autre bien ». Le financement en mode intégral, même pour ING, n’est donc pas un produit pour le tout venant.
La réaction que cette campagne a provoquée dans la classe politique, auprès des autorités de contrôle du secteur financier et chez les banques concurrentes donne le sentiment que le consommateur luxembourgeois est vraiment niais et que certaines banques étrangères agissent de manière irresponsable dans le seul but de récupérer des parts de marché. ING a-t-elle incité des jeunes couples, davantage cigales que fourmis, à se ruer dans ses guichets pour y emprunter de quoi financer l’acquisition d’un appartement sans fonds propres, la banque s’engageant à leur prêter cent pour cent du capital nécessaire ? La réalité est un peu différente. La réclame controversée mentionnait un certain nombre de conditions. On peut difficilement faire à la banque le reproche d’une publicité mensongère.
Peut-on pour autant lui faire le procès, comme l’a fait implicitement Yves Mersch, le gouverneur de la BCL, vendredi 10 décembre en marge de la présentation de prévisions de croissance pour 2011 et 2012, d’entretenir, à travers des offres de financement à cent pour cent dans la pierre, une bulle immobilière au Luxembourg, un marché dont les prix n’ont pas cessé d’évoluer à la hausse depuis plus de vingt ans, atteignant le niveau des plus grandes capitales européennes, sinon davantage ? Le responsable de la BCL a en tout cas activé les warning en voyant de « nouvelles sources de vulnérabilités au Luxembourg » dans le financement risqué par certains acteurs, « dans la mesure où la quotité de financement externe couvre cent pour cent de la valeur de l’investissement immobilier résidentiel ». « Une telle pratique, note le dirigeant, serait en général une source d’amplification des bulles des prix de l’immobilier ainsi qu’un facteur de déviation par rapport aux standards internationaux ». Yves Mersch considère aussi comme de « nouveaux risques » les « maturités exagérées des emprunts accordés par certains établissements de crédit aux particuliers », qui financent notamment des prêts hypothécaires sur quarante ans et tiennent les salariés « en esclavage » tout au long de leur vie active.
Le gouverneur de la BCL a visé sans la nommer la banque ING et sa campagne de publicité sur le cent pour cent de financement. En jetant au passage la pierre dans le jardin de la Commission de surveillance, en réactivant la guéguerre entre les superviseurs et implicitement l’idée d’une autorité unique de régulation, Yves Mersch a surtout cherché a rappeler le rôle de premier ordre que sa maison est appelée à jouer dans le futur Comité européen du risque systémique1, dont la BCL est membre à part entière (alors que la CSSF et le Commissariat aux assurances y siègent sans droit de vote, a-t-il indiqué). Son objectif était donc d’abord de déplorer l’absence totale de débat au Luxembourg au sujet de l’architecture de la régulation européenne qui se mettra en place en janvier prochain et de souligner une nouvelle fois les faiblesses du dispositif de coopération entre les différentes autorités de supervision, le gouverneur de la BCL jugeant insuffisant l’accord existant pour assurer la stabilité financière.
Yves Mersch a d’ailleurs révélé vendredi avoir écrit, un mois auparavant, à ses homologues de la CSSF et du Commissariat aux assurances. Sans résultat. La CSSF lui aurait déjà répondu, mais par une fin de non-recevoir. Personne cependant, ni à la BCL ni à la CSSF, n’a souhaité commenter la question : « Quant au ESRB (comité européen du risque systémique, ndlr), la CSSF y est membre comme la BCL. Pas d’autre commentaire », a fait savoir Danièle Berna-Ost. « Il serait bien que nous nous préparions », a répété pour sa part Yves Mersch. Le patron de la BCL a par ailleurs laissé entendre que les banques centrales avaient été les premières à donner l’alerte, avant qu’elles ne soient en défaut, contre les pratiques des banques islandaises établies au Luxembourg draguant l’épargne de milliers d’Européens en leur promettant des taux d’intérêts défiant toute concurrence. C’est sans doute une lecture un peu biaisée de l’histoire. On se souviendra que la BCL avait acquis du papier islandais pour plusieurs centaines de millions d’euros et qu’elle fut un des principaux créanciers de la banque Kaupthing.
Le régulateur luxembourgeois n’avait pas attendu les warning allumés par Yves Mersch et la BCL pour intervenir sur le marché domestique des crédits hypothécaires, craignant sans doute lui aussi que les largesses des banques contribuent à tirer techniquement le marché immobilier vers le haut. Dans son rapport annuel 2009, la CSSF signalait les risques liés au marché immobilier, dont les prix atteignaient à ses yeux « des niveaux anormalement élevés », et rappelait à l’ordre les banques pour qu’elles respectent « les critères de prudence traditionnels » en matière d’octroi de crédit. Toutefois, les critères du régulateur luxembourgeois laissent la place à des interprétations très larges de la part des établissements financiers, qui pratiquent tous les financements à cent pour cent, pour autant que les clients en aient les moyens de supporter les remboursements du principal et des intérêts sans avoir à tirer la langue en fin de mois et puissent supporter un éventuel effondrement des prix de l’immobilier résidentiel au Luxembourg. La règle pour les clients privés, c’est d’abord « une contribution personnelle adéquate du débiteur », puis « un revenu disponible suffisant » après les déductions du remboursement de l’emprunt et enfin l’interdiction pour la banque de « financer des objets manifestement surpayés ». D’autres critères valent aussi pour les promoteurs immobiliers qui doivent afficher un taux de prévente ou de prélocation « suffisant » et apporter eux aussi une « contribution personnelle adéquate » en plus de donner leur « engagement personnel ».
Romain Girst, directeur de la banque de détail à BGL BNP Paribas souligne que dans les dossiers standards, un apport de fonds propres de vingt pour cent est exigé des clients avant que la banque finance l’acquisition d’une propriété et que la banque tient compte d’une hausse possible des taux d’intérêts (jusqu’à cinq pour cent, alors que le taux actuel du marché tourne autour de deux pour cent) dans le calcul de la capacité de remboursement. « Le financement à cent pour cent relève plutôt de l’exception », indique-t-il, laissant entendre que si les banques de la Place devaient faire de l’exception une règle, elles donneraient sans doute aux gens le sentiment que les prix du marché immobilier peuvent encore augmenter.
La Banque de Luxembourg, pour laquelle les crédits hypothécaires restent une part marginale de l’activité, son principal business étant la banque privée, réclame elle aussi dans les dossiers de financement un apport de fonds propres entre dix et vingt pour cent. Luc Rodesch, responsable de la banque privée à la Banque de Luxembourg, dit d’ailleurs ne pas être « mécontent » de l’intervention publique d’Yves Mersch alertant des dangers sur les financements à cent pour cent, dans la mesure où le message controversé véhiculé par ING laisse croire aux clients lambda sans fonds propres que la banque va jouer les risque-tout.
Les financements à cent pour cent, voire davantage, est donc un luxe qui est réservé à une clientèle aisée, souvent déjà propriétaire de deux, voire trois ou quatre biens immobiliers en plus de sa résidence principale. Cette clientèle au Luxembourg est moins marginale que l’on croit, mais impossible d‘obtenir des données chiffrées sur les portefeuilles détenus dans la pierre. Il n’y a qu’à observer les flux d’acheteurs qui se précipitent sur les réalisations immobilières à Luxembourg ville, notamment sur l’ancien terrain Luxlait à Merl, pour se rendre à l’évidence que le phénomène est loin d’être subsidiaire. Un acheteur sur deux des luxueux appartements qui y sont commercialisés réaliserait un investissement dans la pierre et destinerait son acquisition à la location. « Les gens se contentent actuellement de rendements dans la pierre autour de quatre pour cent », indique un professionnel du marché immobilier.
De là à penser que ces happy few, en manque d’alternative en matière de spéculation, font peser un ris-que énorme sur la stabilité financière luxembourgeoise. Les banques estiment pour leur part que le risque, notamment d’une chute de vingt à trente pour cent des prix de l’immobilier, serait aisément supporté par cette clientèle haut de gamme.
Un banquier de la place, qui ne souhaite pas que son nom ni celui de son établissement soit cité, fait tout de même remarquer que ce sont moins les pratiques de certaines banques et les financements à cent pour cent offerts à une clientèle fortunée qui seraient susceptibles d’entretenir la bulle spéculative et la surcahuffe des prix que les taux maintenus à un niveau historiquement bas par la Banque centrale européenne ainsi que l’injection de liquidités à coup de milliards d’euros. « Yves Mersch est plutôt mal placé pour critiquer les banques. C’est la politique monétaire européenne qui fait peser un risque d’une crise de l’immobilier en Europe », assure-t-il.
« Il y a, tempère de son côté Jean-Jacques Rommes, le directeur de l’Association des banques et banquiers Luxembourg, une confusion des genres. Ce n’est pas parce que certaines banques font du financement à cent pour cent que nous sommes dans le subprime américain. Nous n’allons pas jusqu’à titriser les crédits et s’en défaire ».