L’artiste lyrique Enrico Macias, Gaston Ghrenassia dans la « vraie vie », a mis bien malgré lui son nom sur une jurisprudence qui vient de consacrer la primauté du droit des banques sur le droit commun et celui des consommateurs. Il faudra sans doute attendre l’arrêt de cassation pour que cette décision de la justice luxembourgeoise passe définitivement à la postérité. Alors qu’un premier juge avait fait trembler en décembre 2009, dans le cadre d’une procédure en référé lancée par le chanteur, la communauté financière luxembourgeoise, en remettant en question des dispositions plutôt étonnantes de la loi du 5 août 2005 sur les contrats de garantie financière, la Cour d’appel a remis les pendules à l’heure dans un arrêt du 3 novembre, réformant l’ordonnance initiale en considérant, comme le fit le législateur cinq ans plus tôt en 2005, les contrats de garantie financière comme des « actes inattaquables », quand bien même ils seraient entachés d’irrégularités.
« Il n’y a plus désormais de garde-fous pour les constituants de garanties », résume un avocat proche du dossier. Si ce dossier apparaît à première vue très technique, on en retiendra surtout au final que les gens qui ne relèvent pas forcément de la catégorie des investisseurs avertis et qui sont amenés à gager certains biens en contrepartie de prêts, par exemple, ne disposent d’aucune immunité ni recours pour faire échec à la réalisation des gages par leur banque, sauf à engager une action en responsabilité civile, mais après coup1. Le chanteur Enrico Macias vient d’expérimenter à ses dépens cette anomalie du droit luxembourgeois et risque d’y laisser sa villa sur la Côte d’Azur, mise à l’ancan en 2007.
Un arrêt de onze pages, pas très bien ficelé, mais tellement évocateur de l’obsession qu’ont toujours eue les autorités luxembourgeoises de protéger les intérêts de sa place financière avant celui des simples clients et tout aussi symptomatique d’une justice qui a du mal à contredire cet ordre des choses, rendu en pleines vacances de la Toussaint, a soulagé les opérateurs de la place financière, qui craignaient de voir se délocaliser du grand-duché vers d’autres centres plus conciliants des groupes internationaux pour y réaliser des montages financiers complexes (dont les prêts structurés) et à forte valeur ajoutée pour eux. À un moment où la gestion de fortune bat un peu de l’aile et que l’activité corporate prend du galon, la décision de la Cour d’appel, bétonnant un dispositif réglementaire mis en place en août 2005, est tombée à point nommé.
Enrico Macias est l’une des centaines de victimes qu’a faites la filiale luxembourgeoise de la banque islandaise Landsbanki, en liquidation depuis le 12 décembre 2008 et une autre filiale au grand-duché, la compagnie d’assurance Lex Life [&] Pension. Cette entité n’a pas fait l’objet d’une liquidation, son portefeuille (ce qu’il en reste puisque la plupart des contrats ont été transférés chez Altraplan, lire le Land du 29.10) par contre oui, à la demande du Commissariat aux assurances qui vient de retirer l’agrément à la compagnie. L’artiste est à la recherche de financements (pour un projet immobilier, selon la liquidatrice, pour rénover sa maison, prétend l’intéressé) et la Landsbanki lui offre en juilet 2007 un prêt structuré (au taux de 8,93 pour cent) sur vingt ans (il a alors près de 70 ans), qui va bien au-delà de ses espérances : son montant est déterminé en fonction de la valeur estimée de sa maison à Saint Tropez, c’est-à-dire 35 millions d’euros. Neuf millions d’euros lui sont remis en cash, soit vingt pour cent du total, les 26 autres millions (80 pour cent) devant être investis dans des supports adossés à trois contrats d’assurance vie de Lex Life [&] Pension Luxembourg, dont Landsbanki assure la gestion. Le premier contrat (onze millions) est à prime unique, le second est souscrit par l’épouse du chanteur (décédée fin décembre 2008) et le troisième porte sur quatre millions. En contrepartie, la banque obtient l’hypothèque sur la villa, le gage des polices d’assurances et des avoirs en banque (chez Landsbanki, bien sûr).
Les intérêts des contrats d’assurance-vie devaient en principe largement couvrir le remboursement du prêt, mais techniquement et avec le recul, le mécanisme d’equity release, vendu par la banque, sentait le coup-fourré. Les avocats du chanteur ont d’ailleurs tenté de démontrer au tribunal le caractère illicite des montages qui ont ruiné des centaines de personnes et les obligent maintenant à dépenser encore de l’argent pour s’offrir un avocat pour tenter d’éviter de se faire saisir leurs maisons souvent données en gages. Des expertises ont d’ailleurs montré que du point de vue économique et financier, ça ne pouvait pas marcher, les rendements étant insuffisamment élevés pour réaliser les objectifs des clients : d’abord rembourser l’ensemble des frais, ensuite les intérêts en capital puis le capital lui-même.
Il faut dire que le portefeuille était adossé à des obligations islandaises (banques Kaupthing et Landsbanki) qui sont actuellement considérées comme des obligations pourries, bien qu’elles alimentent actuellement un marché secondaire. Une stratégie d’investissement, incompatible avec le profil d’investisseur du chanteur, lequel dit d’ailleurs avoir été informé par le gestionnaire que ce type de produit figurait en bonne place dans son portefeuille.
Ce qu’il y a de plus choquant dans l’affaire, c’est que dans le cadre de la procédure de faillite, la valeur nominale des obligations islandaises est déclarée à cent pour cent, alors que les victimes des montages de la Landsbanki Luxembourg peuvent très bien se les faire imputer à zéro. C’est une des raisons qui ont poussé le chanteur français à se battre devant la justice, et ce sur plusieurs fronts. Une plainte au pénal a d’ailleurs été engagée contre les dirigeants de la banque luxembourgeoise, en France où les victimes estiment avoir davantage de chances qu’au Luxembourg d’être prises au sérieux. Au Luxembourg, c’est presque si on ne leur fait pas le procès de leur propre naïveté pour s’être fait entraîner dans les plans douteux de la Landsbanki. Dans le cas d’Enrico Macias, le fait qu’il ait investi au travers d’intermédiaires professionnels censés être suffisamment « avertis », rendrait presque ses démarches pour bloquer la réalisation des gages impudiques et effrontées aux yeux de la liquidation, ce qui est quand même osé.
Quel que soit le sort de la plainte pénale, on peut s’interroger sur l’influence qu’elle pourrait avoir sur la réalisation des gages. Il est probable que l’enquête démontre qu’il y a bien eu des fautes et des erreurs de gestion dans le chef de la banque, notamment pendant la « période suspecte » qui a précédé sa faillite en décembre 2008. Or, et la Cour d’appel vient de valider cette option, la loi de 2005 sur les contrats de garantie financière fait des gages des contrats inattaquables. L’idée de l’acte inattaquable, que tous les représentants du peuple luxembourgeois ont bravement validée dans une loi au nom des intérêts de la place financière, sans vraiment se rendre compte de sa portée philosophique ni de ses conséquences sur les droits des consommateurs en cas de procédure collective, a en tout cas tenu le coup devant la Cour d’appel, faisant ainsi tomber un des grands préceptes du droit qui veut qu’un acte frauduleux soit un acte nul.
Retour chez Landsbanki, à l’époque où les banques islandaises aux abois racolaient les VIP de la Côte d’Azur et de la Costa Blanca, souvent des personnes âgées ayant difficilement accès aux crédits plus orthodoxes, pour leur proposer des solutions miracles. Pour l’artiste, qui a aujourd’hui 71 ans, le premier coup de massue tombe lors de la crise des liquidités du système bancaire islandais. La gestion par Landsbanki des portefeuilles d’assurance tourne au désastre (une perte se chiffrant à plus de six millions d’euros) et la dette du chanteur, initialement de 35 millions, se creuse à 43,5 millions d’euros au moment de la faillite, puis 46 à l’été 2009.
Six mois après la faillite de la banque, sa liquidatrice réclame donc la réalisation des contrats de gages, car le taux de couverture des garanties ne permettant pas le remboursement du prêt. Enrico Macias et d’autres victimes moins médiatiques crient au scandale et saisissent les tribunaux. Un des premiers actes fut l’introduction d’une procédure en référé visant à bloquer l’exécution du gage. Lors des plaidoiries en première instance, l’avocat de la banque faillie, qui est aussi, racontent les mauvaises langues, le juriste qui a fortement inspiré la rédaction de la loi du 5 août 2005 sur les garanties financières, estime la procédure irrecevable. Ni la législation nationale de 2005, ni la réglementation européenne (directive 2002/47/CE du 6 juin 2002, dite directive collatéral) qu’elle devait transposer échappent au contrôle judiciaire, ne prévoyant pas la possibilité d’une intervention du juge, et en l’occurrence celui des référés, pour barrer la route à la réalisation des gages. Pour justifier la singularité de la loi de 2005, les politiques avaient évoqué la nécessité « d’immuniser » l’exécution de garanties financières contre « tous incidents » et « toutes manœuvres », contre toute procédure d’insolvabilité, luxembourgeoise et étrangère, et contre « les effets de toute saisie civile, pénale ou judiciaire ou encore d’une confiscation pénale », pour remplir des objectifs de « solidité systémique » et éviter des effets domino en cas de défaillance d’une contrepartie.
Les dirigeants de Landsbanki auraient été droits dans leurs bottes. L’avocat de la banque rejette d’ailleurs les fautes de gestion dont l’accusent volontiers les victimes des prêts structurés : la « logique » presque parfaite de l’equity release « faisait du sens » à l’époque où les clients signèrent leurs contrats. C’est la faute à la crise financière et à elle seule si le montage ne s’est pas déroulé selon le scénario initial, créant un effet domino sur les marchés immobiliers et sur la dépréciation des devises autres que l’euro.
Surprise le 4 décembre 2009. Le juge de référé est bien conscient, dans une ordonnance qui sonne comme un coup de tonnerre, que les contrats tombant sous l’empire de la loi de 2005 sur les garanties financières ont été « immunisés » contre certaines obligations prévalant notamment en matière de droit de la faillite. Le juge relèvera néanmoins « que le texte (loi de 2005, ndlr.) ne déclare pas inapplicables aux contrats de garantie financière les règles issues du droit commun des contrats, ainsi que la législation relative à la protection du consommateur ». C’est le pompon pour Enrico Macias qui fait bloquer la réalisation des gages. De l’autre côté, c’est la consternation : un « petit juge » met à mal une construction faite par les banquiers pour les banquiers, qui avaient imposé le diktat du droit financier aux personnes privées et aux petites entreprises.
La décision du 4 décembre 2009 donne alors lieu à une abondante littérature juridique, démontrant ainsi la gêne des milieux financiers : ils avaient « vendu » la loi sur les contrats de garantie financière comme des actes inattaquables et cette particularité faisait tout l’intérêt ou presque d’une localisation des grandes opérations de prêts structurés à partir de Luxembourg.
Il fallait donc logiquement s’attendre à ce que l’ordonnance soit frappée d’appel. L’arrêt du 3 novembre a redonné à la loi de 2005 toute sa force de frappe. « Le gouvernement a clairement marqué son intention de donner à cet article (article 20, paragraphe 4, ndlr.) le caractère de loi de police et le texte a l’ambition de mettre les contrats de prises de garantie financière à l’abri d’une possible remise en cause et d’offrir ainsi aux organismes prêteurs un cadre dans lequel ils peuvent opérer en toute sécurité ».
Un juge des référés, poursuit l’arrêt, ne saurait prendre « des mesures qui auraient pour conséquence de paralyser une partie des procédures de liquidation et qui rendraient inopérantes les dispositions aux termes desquelles l’exécution des contrats de garantie financière et l’exécution des obligations contractées par les parties en vertu de ces contrats se poursuit, nonobstant d’ailleurs toutes sortes de mesures coercitives (...) ».
Des juges qui justifient de cette manière une loi aussi fumeuse que celle de 2005, il y a de quoi se faire des soucis pour ses économies. En tout cas, Enrico Macias devra sans doute dire adieu à ses vacances à Saint Tropez.
Un pourvoi en cassation devrait intervenir. Pour l’honneur, dans la mesure où un pourvoi n’a pas d’effet suspensif.